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Edward Saïd. Le roman de sa pensée
Par Dominique Eddé - Paris, La fabrique Éditions, 2017, 240p.
Le lecteur qui a pour habitude de commencer un livre par sa table des matières sera d’emblée dérouté : l’ouvrage de Dominique Eddé n’en comporte pas. Seules quelques césures marquées par des chiffres romains aident à passer d’un thème à un autre, dans un désordre apparent qui ne saurait cacher la remarquable cohérence du propos. Car le récit que l’auteure fait de l’œuvre, intimement liée à sa vie, du personnage hors normes que fut le grand écrivain américano-palestinien défie tous les canons de la biographie. Sans rien céder à la rigueur de l’analyse, en mobilisant une somme considérable de connaissances, à la mesure de l’étendue des savoirs d’Edward Saïd, elle retrace le parcours intellectuel et littéraire, politique et militant de ce dernier en une synthèse étonnante où se mêlent la proximité affective et la distance nécessaire à tout regard critique, le portrait personnel et l’analyse empathique mais sans complaisance d’une œuvre protéiforme, l’acuité de la lecture et l’intimité avec l’homme et sa trajectoire. Dans une construction serrée et savante, mais éloignée de tout académisme, la romancière et essayiste franco-libanaise réussit la performance de rendre à sa complexité un penseur érigé en icône du combat contre l’impérialisme culturel occidental après la parution – en français en 1980 – de son célèbre essai, L’Orientalisme. L’Orient créé par l’Occident.
Allant de l’un à l’autre des nombreux ouvrages d’Edward Saïd, l’auteure nous fait entrer avec finesse dans ce laboratoire de convictions, d’assurances, de doutes, de contradictions, qui a fabriqué une pensée trop souvent réduite à une critique de l’Occident et à une défense passionnée de la cause palestinienne, alors que les principes qui la fondent l’ont sauvée des dérives dans lesquelles ont sombré beaucoup de ceux qui se réclament de son héritage. Car ce pourfendeur lucide et sans concessions de la colonisation israélienne ne s’est jamais enfermé dans un carcan nationaliste et n’a cessé d’avoir l’universel pour boussole. C’est pourquoi, rappelle Dominique Eddé, il avait en horreur l’antisémitisme et a recherché les voies d’une paix possible, c’est-à-dire fondée sur la justice, entre deux peuples à qui la géographie n’offre pas d’autre solution que la cohabitation.
Dans son travail universitaire – mais ce terme semble trop étroit tant il en a dépassé le cadre –, cet intraitable procureur des matrices intellectuelle et littéraire de l’entreprise coloniale n’a cessé de vivre dans l’intimité de leurs auteurs, dont son presque jumeau le romancier anglo-polonais Joseph Conrad auquel il a consacré sa thèse, ce « compagnon secret » lui aussi produit de deux univers culturels difficiles à faire vivre ensemble. Les pages que Dominique Eddé consacre à la relation Saïd-Conrad, comme celles où elle scrute l’ambivalence de son rapport aux œuvres d’Albert Camus et de George Orwell, ou ses incursions dans le passé familial de l’enfant grandi entre Jérusalem et Le Caire et parti dès l’adolescence étudier aux États-Unis, ne sont pas seulement de l’ordre de l’information : elles disent ce qui fit Edward Saïd. Sans jamais disparaître, puisqu’elle est la plus connue du personnage, l’image de l’intellectuel à l’autorité impérieuse fait place à un homme à la pensée mobile et tourmentée, déchirée entre l’Orient de son appartenance et l’Occident de sa culture, ces deux pôles peut-être « irréconciliables » résumés jusque dans son nom, Edward Saïd, souvent Saïd contre Edward.
Cette polyphonie – au sens musical du terme – d’un auteur qui a exploré tant de disciplines, dont le premier ouvrage se nomme Beginnings et l’un des derniers Out of place, est illustrée par la dernière partie de ce « roman de la pensée » consacrée au rapport d’Edward Saïd à la musique et à son amitié avec le grand chef d’orchestre israélo-argentin Daniel Barenboim. Amitié qui fait comprendre à l’un et l’autre la lourdeur de l’histoire et la part de tragédie qui forgent pour chacun le rapport au monde et à l’altérité. Le sentiment occupe en effet une large place dans cet ouvrage, décliné sous toutes les formes de l’amour, des gens, d’une phrase, d’un son ou d’un paysage. Là réside peut-être sa plus grande originalité. À l’aide d’une forme totalement inédite et libérée de toute contrainte, Dominique Eddé pulvérise les frontières imposées par la séparation étanche entre les genres littéraires et use de toutes les ressources que lui fournit la parfaite maîtrise de son écriture pour rendre Edward Saïd à son humanité.
Allant de l’un à l’autre des nombreux ouvrages d’Edward Saïd, l’auteure nous fait entrer avec finesse dans ce laboratoire de convictions, d’assurances, de doutes, de contradictions, qui a fabriqué une pensée trop souvent réduite à une critique de l’Occident et à une défense passionnée de la cause palestinienne, alors que les principes qui la fondent l’ont sauvée des dérives dans lesquelles ont sombré beaucoup de ceux qui se réclament de son héritage. Car ce pourfendeur lucide et sans concessions de la colonisation israélienne ne s’est jamais enfermé dans un carcan nationaliste et n’a cessé d’avoir l’universel pour boussole. C’est pourquoi, rappelle Dominique Eddé, il avait en horreur l’antisémitisme et a recherché les voies d’une paix possible, c’est-à-dire fondée sur la justice, entre deux peuples à qui la géographie n’offre pas d’autre solution que la cohabitation.
Dans son travail universitaire – mais ce terme semble trop étroit tant il en a dépassé le cadre –, cet intraitable procureur des matrices intellectuelle et littéraire de l’entreprise coloniale n’a cessé de vivre dans l’intimité de leurs auteurs, dont son presque jumeau le romancier anglo-polonais Joseph Conrad auquel il a consacré sa thèse, ce « compagnon secret » lui aussi produit de deux univers culturels difficiles à faire vivre ensemble. Les pages que Dominique Eddé consacre à la relation Saïd-Conrad, comme celles où elle scrute l’ambivalence de son rapport aux œuvres d’Albert Camus et de George Orwell, ou ses incursions dans le passé familial de l’enfant grandi entre Jérusalem et Le Caire et parti dès l’adolescence étudier aux États-Unis, ne sont pas seulement de l’ordre de l’information : elles disent ce qui fit Edward Saïd. Sans jamais disparaître, puisqu’elle est la plus connue du personnage, l’image de l’intellectuel à l’autorité impérieuse fait place à un homme à la pensée mobile et tourmentée, déchirée entre l’Orient de son appartenance et l’Occident de sa culture, ces deux pôles peut-être « irréconciliables » résumés jusque dans son nom, Edward Saïd, souvent Saïd contre Edward.
Cette polyphonie – au sens musical du terme – d’un auteur qui a exploré tant de disciplines, dont le premier ouvrage se nomme Beginnings et l’un des derniers Out of place, est illustrée par la dernière partie de ce « roman de la pensée » consacrée au rapport d’Edward Saïd à la musique et à son amitié avec le grand chef d’orchestre israélo-argentin Daniel Barenboim. Amitié qui fait comprendre à l’un et l’autre la lourdeur de l’histoire et la part de tragédie qui forgent pour chacun le rapport au monde et à l’altérité. Le sentiment occupe en effet une large place dans cet ouvrage, décliné sous toutes les formes de l’amour, des gens, d’une phrase, d’un son ou d’un paysage. Là réside peut-être sa plus grande originalité. À l’aide d’une forme totalement inédite et libérée de toute contrainte, Dominique Eddé pulvérise les frontières imposées par la séparation étanche entre les genres littéraires et use de toutes les ressources que lui fournit la parfaite maîtrise de son écriture pour rendre Edward Saïd à son humanité.