Des secrets si bien gardés, Les dossiers de la Maison-Blanche et de la CIA sur la France et ses présidents 1958-1981
Vincent Nouzille Paris, Fayard, 2009, 500 p.
Quel dommage que cet excellent ouvrage fonde sa couverture sur des « secrets », des « dossiers » et la proverbiale « CIA » ! Dans une recherche rigoureuse, que peu d’auteurs prennent le temps de s’accorder, Vincent Nouzille, journaliste confirmé et auteur de plusieurs ouvrages d’enquête, a pris le parti d’exploiter minutieusement les documents officiels américains déclassifiés. Un tel voyage nous livre le regard porté par l’administration américaine sur les trois premiers présidents de la Ve République de 1958 à 1981. Il vient compléter avantageusement un rayon encore mince.
Plutôt que des « dossiers secrets américains » ou une « nouvelle histoire des contacts diplomatiques au plus haut niveau », l’auteur présente une chronique. Il n’évite pas certains clichés en estimant que « les services américains ont toujours espionné notre pays et tenté d’en influencer, voire d’en infléchir la politique » (p. 9) ou que les hommes politiques français seraient « devenus “des sources” privilégiées, au point d’être parfois choyés, soutenus, voire financés par les services américains ».
La partie principale de l’ouvrage est consacrée à la perception qu’ont eue du général De Gaulle les quatre présidents américains qui se sont succédé de 1958 à 1969. Favorables dans un premier temps à l’auteur de l’Appel du 18 juin, ils sont rendus inquiets par ses intentions et ses propos sur la présence française au sein de l’OTAN et la nécessité de disposer d’une capacité nucléaire autonome. Les « câbles » de l’ambassade américaine s’intéressent à l’« absolutisme » du Général, à l’« anti-américanisme » de certains membres de son entourage (Alain Peyrefitte, Edgard Pisani) et de la presse (Le Monde évidemment), aux contacts avec l’opposition (dont François Mitterrand dès 1967). Dans les rares documents émanant de la CIA, l’agence ne se montre guère plus clairvoyante que le Département d’État, mentionnant une possible succession du président français par le Comte de Paris (mai 1964) ou une dégradation de son état de santé (septembre 1964). Après 1966, De Gaulle devient un dirigeant « décidé à contrer l’influence américaine par tous les moyens, où que ce soit et n’importe quand car, selon lui, les États-Unis ont gagné la Guerre froide sans s’en rendre compte et sont devenus la seule superpuissance ». La chancellerie américaine n’impressionne pas nécessairement quand elle fait figurer parmi les « dirigeants potentiels » français, en février 1968, Jean Royer, Etienne Dailly et Didier Julia, aux cotés de Jacques Chirac et Michel Rocard.
L’affaire de l’« espion du Quai » est détaillée. Jean de La Grandville, diplomate « atlantiste », chef du service des pactes et des affaires atomiques au Quai d’Orsay, est montré livrant aux diplomates américains des projets d’instruction ou des ordres du jour de conseils de défense entre 1964 et 1966.
Sans surprise, la question de l’arme nucléaire française est au cœur des préoccupations. Après lui avoir refusé l’aide technique demandée en mars 1962 et en avril 1964, Washington suit avec attention les essais dans le Pacifique de ce nouveau « proliférant ». L’accession au pouvoir de Richard Nixon, admirateur du Général séduit par ses vues sur la Chine et l’arme nucléaire, conduit à réviser la position américaine et permet à partir du printemps 1969 une assistance nucléaire précieuse.
La chronique des années Pompidou est plus complexe. Malgré une relation bilatérale difficile, dont témoigne la vente d’avions Mirage à la Libye, l’administration soutient le chef de l’État français tout au long de son mandat, en recevant les représentants de l’opposition socialiste. L’assistance nucléaire est poursuivie.
Le mandat de Valéry Giscard d’Estaing ne peut être analysé avec autant de précision, les archives américaines n’étant pas déclassifiées au-delà de 1974. Repoussant les demandes de soutien du candidat gaulliste Chaban-Delmas, Washington est séduit par le nouveau style élyséen, tout en estimant, comme l’ambassadeur Rush, que « Giscard a trois problèmes : les femmes, la paresse et son entourage » (p. 381). Lors du sommet de la Martinique, le président français obtient un accroissement du soutien discret américain dans le domaine nucléaire, en matière d’ogives et d’essais souterrains. Les contacts se poursuivent à Paris avec les représentants de l’opposition, y compris avec le communiste Jean Kanapa, malgré l’opposition américaine à une présence du PCF au gouvernement. Comme bien d’autres, la CIA se trompe en écrivant en octobre 1979 que « Giscard a l’intention de se représenter et il gagnera probablement » (p. 430).
Sans être nécessairement toujours aiguisé, l’œil de Washington suit ainsi les développements de la vie politique française avec une indulgence qui tranche plutôt avec la lucidité impitoyable d’un Henry Kissinger.