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Datcha Blues. Existences ordinaires et dictatures en Biélorussie
Ronan Hervouet Paris, Belin, coll. « Europes centrales », 2009, 207 p.
Avant d’être un ouvrage de relations internationales, le livre de Ronan Hervouet est une passionnante étude de terrain sociologique sur la « dernière dictature d’Europe », un pays dont le mode de vie n’a guère été affecté par la chute du Mur et la fin de l’URSS et qui constitue aujourd’hui une sorte de laboratoire du stalinisme. C’est un livre écrit à la première personne par un jeune chercheur qui découvre un peu par hasard la Biélorussie néo-communiste de Loukachenko à la fin des années 1990 et dont les sentiments à son égard oscillent entre la fascination consternée et l’empathie éplorée. Il démontre – c’est son hypothèse de travail – « comment les jardins potagers permettent de s’accommoder de la dictature » (p. 11).
Il faut absolument lire le premier chapitre de ce petit bijou de micro-sociologie ethnographique des existences ordinaires où l’auteur décrit la ville de Minsk, les déplacements harassants, les longues files d’attente, les démarches administratives kafkaïennes ou le chapitre 5 qui le voit pénétrer à l’intérieur des kommunalkas, ces appartements soviétiques collectifs où l’intimité est impossible et les querelles de voisinage incessantes. Pour autant, aussi oppressante soit-elle, la dictature post-soviétique ne détermine pas tout. L’individu, naviguant à vue entre adhésion et réticences, assujettissement et insoumissions, peut préserver un quant-à-soi qui lui permet de desserrer l’étau des contraintes qui tissent la trame de son quotidien. La datcha et le potager constituent un de ces exutoires où il se réfugie chaque week-end d’avril à octobre. Si le terme datcha désignait à l’origine la confortable maison de campagne que le noble russe se faisait construire, il s’agit le plus souvent d’un simple abri au confort spartiate entouré d’un lopin de terre où se cultivent quelques légumes.
Loin des tracasseries de la vie quotidienne, les dacniki renouent avec une vie simple : « lorsqu’on est à la datcha, il n’y a plus de courses à faire, plus de transports en commun bondés, plus de procédures bureaucratiques à accomplir » (p. 44). L’ouvrier déclassé, qui exerce toute la semaine des tâches répétitives et dévalorisantes, y retrouve confiance en soi par un labeur dont il voit les fruits. Les épouses y ancrent leur mari et limitent leurs dérives éthyliques. Les familles s’y retrouvent, même si un fossé se crée entre les plus vieux qui sont attachés à la datcha et au travail de la terre et les plus jeunes qui recherchent des loisirs plus modernes. À la différence des appartements urbains uniformisés, la datcha est un lieu où s’exprime la personnalité de ses occupants. Les produits de la datcha évitent à leurs propriétaires l’achat coûteux et hasardeux de fruits et de légumes ; pour autant, Ronan Hervouet démontre que la rentabilité économique du potager importe moins que le bonheur qu’on y (re)trouve.
La datcha post-soviétique inspire deux sortes de critiques. D’un côté, dans une perspective marxiste et foucaldienne, elle peut être appréhendée comme une forme d’instrument du pouvoir, le travail de la terre permettant, selon l’expression d’Erwing Goffman, de « calmer le jobard » et de garantir la loyauté du jardinier au régime. D’ailleurs Loukachenko ne vante-t-il pas dans ses discours les qualités morales des dacniki ? De l’autre, les libéraux, tels Vintsuk Viatchorka, leader du Front national biélorusse (BNF), se moquent de l’archaïsme de ce hobby. À mi-chemin de ces deux postures, la thèse de Ronan Hervouet, qui s’inscrit dans la veine historiographique de l’Alltagsgescichte, décrit un « exutoire précieux » (p. 18) qui peut s’analyser comme une forme de « résistance passive contre les logiques du pouvoir » (p. 151). Qu’il s’agisse d’une forme de défection (exit dans la terminologie d’Albert Hirschman) n’est guère contestable ; que cette défection puisse constituer la promesse d’une prise de parole future (voice) est plus hypothétique.