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Cuba, un régime au quotidien
Vincent Bloch, Philippe Létrilliart (dir.) Paris, Choiseul, 2011, 219 p.
Vincent Bloch et Philippe Létrilliart ont entrepris de rassembler quelques contributions de sociologues et de politologues avec une ambition précise : évoquer la société cubaine, rendre compte de la vie de millions de citoyens dont l’écrasante majorité d’entre eux n’a pas encore connu d’autre chef d’État que le binôme Castro, qui règne sur l’île depuis plus de cinquante ans. C’est d’abord cette évolution politique que s’attache à décrire V. Bloch, au travers d’une analyse minutieuse de l’encadrement idéologique et politique du peuple cubain, dont l’élément central et structurant est incarné par les Comités de défense de la révolution (CDR). C’est de l’avis des CDR, seuls à même de juger si vous êtes bien « intégré » à la Révolution, que dépendra en grande partie votre devenir : études, logement, petits avantages matériels, emploi. Eux seuls sont aptes à évaluer votre aptitude à incarner l’« homme nouveau ». On s’amuse à lire les paradoxes de la société civile cubaine, qui manie depuis des décennies l’ambigüité pour s’offrir quelques respirations dans un univers ultra-contrôlé.
Elizabeth Burgos s’est quant à elle intéressée au système carcéral cubain, dont elle estime qu’« il ne cherche pas tant à punir par la privation de liberté (…) qu’à obtenir l’allégeance du prisonnier au régime et son adhésion à ses fins » (p. 94). Elle rappelle également que l’application de la peine de mort demeure l’une des grandes « trahisons » de Fidel Castro, qui s’était pourtant engagé, durant la guérilla de la Sierra Maestra, à rétablir la Constitution de 1940, qui ne prévoyait la mort que pour des cas de haute trahison militaire. La suite fut différente à partir de janvier 1959 et ce sont plusieurs milliers d’opposants qui sont ainsi passés devant le peloton. La description de la prison de l’île des Pins et de son système concentrationnaire humiliant, destiné à mater les « plantados » (p. 96), n’est pas sans nous rappeler d’autres terribles univers carcéraux du territoire cubain, comme celui de Guantanamo… sous contrôle américain.
P. Létrilliart s’attache quant à lui à évoquer le rôle de l’Église catholique au sein de la société cubaine. Si l’angle choisi n’est pas novateur, il rappelle toutefois avec précision le rôle particulier de l’Église à Cuba, son influence de nouveau croissante et son rôle dans la libération de certains prisonniers. Tout ceci fait de l’Église catholique « l’unique ‘‘contre-pouvoir’’ légal et l’unique discours alternatif public » (p. 129). Une telle situation oblige aussi le clergé catholique à agir avec prudence et à peser chacune de ses déclarations officielles, préférant le lobbying discret et efficace auprès des autorités, plutôt que les grandes déclarations qui risqueraient de crisper. Cette position spécifique fait de l’Église cubaine un acteur observé, à qui l’on prête un rôle majeur (peut-être exagéré) dans la période de transition qui s’ouvrira à la mort de Fidel.
Sans conteste, les travaux d’Yvon Grenier et de Sujatha Fernandes, consacrés aux intellectuels, aux artistes et aux rappeurs cubains, constituent des études passionnantes pour qui s’intéresse à la création artistique dans un régime autoritaire. Au-delà de la fameuse adresse de F. Castro aux intellectuels en 1961 (« A l’intérieur de la Révolution, tout. Contre la Révolution, aucun droit »), les deux auteurs décrivent les difficultés pour les artistes à se positionner au sein d’un système qui réclame la « loyauté aux dirigeants et au parti, tout en célébrant ad vitam eternam le débat et la critique » (p. 154).
Pour Y. Grenier, pas de doute, les intellectuels cubains sont encouragés à ne s’occuper que d’eux-mêmes, le régime distribuant aux plus méritants, et aux plus malins, quelques menus avantages matériels et places honorifiques. On pourra trouver le propos sévère et un peu injuste avec certains grands artistes cubains qui ont parfois payé de leur vie ou de leur liberté des prises de position « non-conformes » et sur lesquels l’auteur choisit de ne pas s’attarder. Sa collègue S. Fernandes, qui se penche sur les rappeurs cubains, ne s’engage pas vraiment sur une voie différente, même si elle souligne avec pertinence les rivalités quasi politiques et idéologiques entre ceux qui s’inscrivent (ou disent s’inscrire) dans la lutte et dans la Révolution, et ceux qui ont cédé aux sirènes du succès international et commercial.
Enfin la postface de l’écrivain Antonio José Ponte vient apporter une touche d’humour pour clore ce livre sérieux. Son texte vient rendre hommage au héros national qu’est José Marti, tantôt « centrale thermoélectrique et énorme bibliothèque ». Distinction la plus honorifique, parc, jardin, avenue, aéroport… jamais un homme n’aura été plus vénéré, y compris sous le régime castriste. Celui-ci cherchera sans cesse à trouver dans les écrits de J. Marti, la justification de ses positionnements, qui font que « Marti a été intégré dans les formulations changeantes du discours révolutionnaire » (p. 211) et ce au prix de contorsions parfois « révolutionnaires » !