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Critique de la raison nègre
par Achille Mbembe - Paris, La Découverte, 2013, 224 p.
Critique de la raison nègre est un livre percutant qui s’inscrit dans une série d’essais s’articulant autour d’une pensée critique sur l’Afrique contemporaine. Philosophe, professeur d’histoire et de science politique
à l’université du Witwatersrand à Johannesburg (Afrique du Sud), Achille Mbembe est un auteur phare dès lors qu’il s’agit de penser les dynamiques de « présence au monde » du continent africain, son insertion dans les échanges mondiaux comme son actualité dans nos sociétés postcoloniales, portant les traces ou les résidus du passé. L’auteur reconnaît que l’ouvrage n’est « ni une histoire des idées, ni un exercice de sociologie historique », mais qu’il « se sert néanmoins de l’histoire pour proposer un style de réflexion critique de notre temps » (p. 19). Ce travail se situe dans la continuité et est l’aboutissement d’une œuvre, après La Postcolonie. Éssai sur l’imagination politique dans l’Afrique subsaharienne, en 2000, et Sortir de la Grande Nuit. Essai sur l’Afrique décolonisée, en 2010. Tout en déchiffrant la poursuite d’une économie d’extraction et la difficile décolonisation de la société française, A. Mbembe soulignait alors les éléments saillants de la modernité « afropolitaine ». Comme les précédents, Critique de la raison nègre propose une « pensée de vie », « une pensée de la circulation et de la traversée » (p. 20) qui entend contribuer à l’éradication de la différence, de l’altérité, afin que disparaisse le sujet de la race : le « Nègre ».
Avec une référence à la Critique de la raison pure d’Emmanuel Kant, le livre déploie le triptyque du « Nègre », de l’esclave et de la race, autant de choses fabriquées par la « modernité » et par la prétention de l’Europe à dominer le monde. Il propose en particulier la déconstruction de la figure du « Nègre » et de la race comme matrices symboliques et principes d’organisation qui ne font qu’un dans l’imaginaire des sociétés européennes, et dont les traces demeurent structurantes du monde contemporain : « De tous les humains, le Nègre est le seul être dont la chair fut fait marchandise », rappelle d’emblée l’auteur dans son introduction. Objet d’échange, objet possédé et utilisé jusqu’à l’épuisement (l’esclave), le « Nègre » est la figure paradigmatique de l’altérité, sujet de la violence et de la brutalité. Tout à la fois projet de connaissance et projet de gouvernement, indissociable du colonialisme et de l’essor du capitalisme, il structure l’imaginaire de l’Africain et du corps africain : le Noir pensé comme un enfant, caractérisé par son idiotie, sa bêtise, son hypersexualité, et son pendant, la « Négresse » puis la beauté noire, dont on sait le rôle exercé dans l’exotisme français comme courant esthétique.
Avec ce fil conducteur, c’est évidemment la race qui est au cœur du livre, comme fabrication de la bureaucratie coloniale et principe d’organisation sociale et politique, qui a ensuite connu une transcription biologique au XIXe siècle, aidé par les premiers anthropologues sur le continent, et atteint son zénith au XXe siècle en Afrique du Sud. Finalement, c’est de l’Afrique comme fiction dont il s’agit, objet imaginaire, tout à la fois terre inconnue suscitant l’attirance pour son étrangeté merveilleuse et continent des miasmes, de l’ignorance et de la sauvagerie. C’est en dépassant cette ambivalence fondamentale, en pensant la réparation et la justice que seront posées les conditions d’une commune humanité. Les quelques pages sur Nelson Mandela ont une place essentielle dans cette perspective.
Le projet d’A. Mbembe est aussi esthétique. L’expression, les mots et les sonorités viennent soutenir le projet philosophique. La richesse littéraire et philosophique de l’écriture fait du livre un condensé et un nectar de lectures possibles pour appréhender les traces de la race et de la figure du « Nègre » dans les imaginaires contemporains, de cette différence radicale qu’il faut critiquer et ré-imaginer.
à l’université du Witwatersrand à Johannesburg (Afrique du Sud), Achille Mbembe est un auteur phare dès lors qu’il s’agit de penser les dynamiques de « présence au monde » du continent africain, son insertion dans les échanges mondiaux comme son actualité dans nos sociétés postcoloniales, portant les traces ou les résidus du passé. L’auteur reconnaît que l’ouvrage n’est « ni une histoire des idées, ni un exercice de sociologie historique », mais qu’il « se sert néanmoins de l’histoire pour proposer un style de réflexion critique de notre temps » (p. 19). Ce travail se situe dans la continuité et est l’aboutissement d’une œuvre, après La Postcolonie. Éssai sur l’imagination politique dans l’Afrique subsaharienne, en 2000, et Sortir de la Grande Nuit. Essai sur l’Afrique décolonisée, en 2010. Tout en déchiffrant la poursuite d’une économie d’extraction et la difficile décolonisation de la société française, A. Mbembe soulignait alors les éléments saillants de la modernité « afropolitaine ». Comme les précédents, Critique de la raison nègre propose une « pensée de vie », « une pensée de la circulation et de la traversée » (p. 20) qui entend contribuer à l’éradication de la différence, de l’altérité, afin que disparaisse le sujet de la race : le « Nègre ».
Avec une référence à la Critique de la raison pure d’Emmanuel Kant, le livre déploie le triptyque du « Nègre », de l’esclave et de la race, autant de choses fabriquées par la « modernité » et par la prétention de l’Europe à dominer le monde. Il propose en particulier la déconstruction de la figure du « Nègre » et de la race comme matrices symboliques et principes d’organisation qui ne font qu’un dans l’imaginaire des sociétés européennes, et dont les traces demeurent structurantes du monde contemporain : « De tous les humains, le Nègre est le seul être dont la chair fut fait marchandise », rappelle d’emblée l’auteur dans son introduction. Objet d’échange, objet possédé et utilisé jusqu’à l’épuisement (l’esclave), le « Nègre » est la figure paradigmatique de l’altérité, sujet de la violence et de la brutalité. Tout à la fois projet de connaissance et projet de gouvernement, indissociable du colonialisme et de l’essor du capitalisme, il structure l’imaginaire de l’Africain et du corps africain : le Noir pensé comme un enfant, caractérisé par son idiotie, sa bêtise, son hypersexualité, et son pendant, la « Négresse » puis la beauté noire, dont on sait le rôle exercé dans l’exotisme français comme courant esthétique.
Avec ce fil conducteur, c’est évidemment la race qui est au cœur du livre, comme fabrication de la bureaucratie coloniale et principe d’organisation sociale et politique, qui a ensuite connu une transcription biologique au XIXe siècle, aidé par les premiers anthropologues sur le continent, et atteint son zénith au XXe siècle en Afrique du Sud. Finalement, c’est de l’Afrique comme fiction dont il s’agit, objet imaginaire, tout à la fois terre inconnue suscitant l’attirance pour son étrangeté merveilleuse et continent des miasmes, de l’ignorance et de la sauvagerie. C’est en dépassant cette ambivalence fondamentale, en pensant la réparation et la justice que seront posées les conditions d’une commune humanité. Les quelques pages sur Nelson Mandela ont une place essentielle dans cette perspective.
Le projet d’A. Mbembe est aussi esthétique. L’expression, les mots et les sonorités viennent soutenir le projet philosophique. La richesse littéraire et philosophique de l’écriture fait du livre un condensé et un nectar de lectures possibles pour appréhender les traces de la race et de la figure du « Nègre » dans les imaginaires contemporains, de cette différence radicale qu’il faut critiquer et ré-imaginer.