Comment devient-on tortionnaire ? Psychologie des criminels contre l’humanité
Par Françoise Sironi - Paris, La Découverte, 2017, 770p.
Par quel processus des individus vivant une vie ordinaire et ne présentant pas de trouble psychique particulier peuvent se muer en de redoutables machines de destruction et de torture ? Comment des employés de bureau, des enseignants, pères de famille ou amis respectés deviennent des tortionnaires sans empathie, violents et cruels ? Et comment peuvent-ils prendre part à des crimes contre l’humanité, parfois sans recul, sans prendre conscience de leurs actes. C’est à cette question à entrées multiples, déjà longuement développée par Hannah Arendt dans ses travaux sur les criminels nazis et Adolf Eichmann, que Françoise Sironi apporte des éléments de réponse.
Psychologue et enseignante à l’Université Paris 8, elle fut chargée d’analyser le profil de Duch, le responsable de la prison et centre de torture S21, au cœur de Phnom Penh, où périrent dans d’atroces souffrances 17 000 détenus entre 1975 et 1979. Le régime des Khmers rouges, responsable de la disparition du tiers de la population cambodgienne – soit plus de 2 millions de personnes sur un total de 7 millions – fut la manifestation d’une utopie meurtrière que rien ne semblait pouvoir arrêter. La prison S21 en est le symbole, et les innombrables photos de détenus, soigneusement conservées par Duch, affichent les visages de ces victimes.
En marge de son procès, Françoise Sironi a longuement rencontré Duch et questionné ses antécédents, son parcours, sa reconversion après la chute du régime ainsi que le regard qu’il portait alors sur son activité. Au-delà de ce travail passionnant de décryptage de la psychologie de l’un des plus célèbres criminels contre l’humanité, elle pose la question de la mécanique du tortionnaire afin de voir dans quelle mesure il serait possible, à défaut de créer une typologie, au moins de comprendre quelles sont les caractéristiques que l’on retrouve chez ceux qui torturent, de S21 à Auschwitz en passant par le Rwanda ou la Bosnie. Ainsi, ses entretiens avec Duch offrent un témoignage exceptionnel de ce que pensent les tortionnaires, et du regard qu’ils portent sur leurs crimes.
Mais le travail de Françoise Sironi ne se limite pas à la retranscription et à l’analyse des propos de Duch. Dans cet ouvrage magistral, riche et dense, elle poursuit ses réflexions sur la psychologie géopolitique déjà abordées dans d’autres travaux, proposant des grilles de lecture permettant de mieux comprendre comment la mise en place d’une machine tortionnaire est possible et parvient à révéler le comportement d’individus qui ne semblaient pas présenter des signes d’une quelconque pathologie mentale. Une lecture indispensable pour tous ceux qui souhaitent comprendre ce que furent les Khmers rouges et ce que représente l’usage de la torture par ceux qui la pratiquent.