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Combattre. Une anthropologie historique de la guerre moderne (XIXe-XXIe)
Stéphane Audoin-Rouzeau Paris, Le Seuil, coll. « Les livres du nouveau monde », 2008, 330 p.
Historien de la Grande Guerre, Stéphane Audoin-Rouzeau s’est attaché, avec ce travail, à poser les premiers jalons de recherches futures au sujet du « phénomène guerrier ». Ne se contentant plus d’aborder la Première Guerre mondiale, l’historien a non seulement étendu son champ d’étude au fait guerrier du xixe au xxie siècle, mais il a surtout cherché à interroger les silences qui entouraient, selon lui, l’analyse d’un tel phénomène social. Les silences en question pourraient se ramener à la mise en lumière du paradoxe qui accompagne le développement de la guerre totale au xxe siècle. Alors qu’on a assisté, à cette occasion, à une profusion d’écrits, sous forme de livres de témoignages issus, bien souvent, de soldats anonymes qui ont voulu rendre compte de leur expérience du combat, révélant, au passage, un besoin vital de dire et de décrire ce qu’ils ont vécu et éprouvé en tant que combattant ; alors que le cinéma et la littérature se sont également emparés d’un tel objet, Stéphane Audoin-Rouzeau remarque, en revanche, qu’on a assisté à un geste opposé dans le champ des sciences sociales. « Si des milliers de témoins ont pris la plume au xxe siècle, souvent pour la première et la dernière fois de leur vie », pour raconter une expérience centrale dans la vie de millions de personnes en Occident et dans le monde, en revanche, les chercheurs en sciences humaines et sociales ne se sont intéressés que de manière marginale à cette problématique, notamment ceux qui ont pourtant eu à porter les armes. Sociologue, anthropologue, historien, etc., ces acteurs des sciences sociales qui ont dû, à un moment de leur vie, s’éloigner de leur activité scientifique pour éprouver l’« activité guerrière » ont entretenu un rapport extrêmement complexe avec cet événement collectif qu’est la guerre.
Ce que cherche à penser l’auteur, ce n’est donc pas la guerre en général, ce n’est pas une analyse des relations entre États à travers le prisme de la guerre. Ce qui s’écrit sous la plume de S. Audoin-Rouzeau ne relève ni d’une histoire militaire ni d’une histoire diplomatique ni d’une nouvelle analyse polémologique construite sur le mode du grand discours globalisant, cela a déjà été fait ; non, ce qui l’intéresse, c’est principalement la question du manque d’intérêt des sciences sociales pour le fait guerrier lui-même, pour ce qui se joue au « ras du sol », au plus près des combats, dans la quotidienneté pourrait-on dire de la pratique guerrière, dans les manières de faire, les gestes, les représentations qui font le combat et le combattant. À cet égard, d’ailleurs, l’ouvrage n’entend pas fournir de résultats empiriques ou de conclusions définitifs quant à l’étude du phénomène guerrier, mais il s’attache surtout à proposer des pistes susceptibles d’être approfondies par d’autres. Seul, en effet, le dernier chapitre de l’ouvrage « Combat et physicalité : accéder aux corps ? », s’essaie à une ébauche d’étude du combat, le reste de l’étude se rapprochant davantage d’une analyse de type épistémologique ou réflexif sur la pratique de l’historien, sur la manière de se comporter face à un tel objet de recherche : la violence de guerre, l’expérience de combat. Comment le mettre à bonne distance ; comment traiter cet « objet détestable » sans en atténuer, dans le geste d’objectivation, les effets sociaux et humains ; comment éviter que le geste d’explication ne se transforme en excuse ; comment réussir à en faire « sinon un objet froid, du moins un sujet moins brûlant dont il serait permis de se saisir au même titre qu’une activité sociale comme une autre ».
Et l’historien de tenter de percer le mystère d’une question à laquelle les personnes concernées n’ont jamais vraiment répondu, ou bien de manière discrète : pourquoi, en somme, Norbert Elias, auquel l’auteur consacre de longues pages – notamment au sujet de son concept de « processus de civilisation » –, mais aussi Marcel Mauss, Pierre Renouvin, Marc Bloch, Edward Evans-Pritchard, etc., chacun dans leur champ disciplinaire, ont écarté, esquivé ou éludé cette expérience guerrière de leur travail scientifique ? Pourquoi un tel geste d’évitement, de refoulement, voire de déni, de ce phénomène, alors même qu’ils disposaient, plus que d’autres, d’outils pour tenter d’objectiver ce qu’ils avaient vécu et pratiqué ? Pourquoi est-ce que les sciences sociales se sont donc détournées de l’épreuve du combat et de l’attitude effective des soldats en tant de guerre.
En réfléchissant à ce que pourrait être une anthropologie historique de la guerre, S. Audoin-Rouzeau n’entend pas simplement faire œuvre d’historien en comblant des lacunes historiographiques ; le programme de recherche qu’il défend entend surtout reposer à nouveaux frais la question de la violence de guerre et ce qu’elle traduit de nos sociétés, notamment dans des sociétés occidentales qui semblent l’avoir évacué de leur horizon d’attente.