On n’a pas fini de s’interroger sur les logiques d’allégeance des chiites du monde entier et, en particulier, du Moyen-Orient. Leurs allégeances nationales sont-elles acquises ? Leur spécificité confessionnelle (quelque 15 % de l’ensemble des musulmans) les rendent-elles perméables aux différends politico-historiques qu’ils sont nombreux à entretenir vis-à-vis de(s) tenants du sunnisme ? Ou, au contraire, ce statut de minorité de l’islam, combiné à l’affirmation régionale d’un Iran institutionnellement chiite font d’eux des cinquièmes colonnes nécessairement à la botte de cet État ?
C’est tout le mérite de l’ouvrage de Laurence Louër que de contribuer à la rationalisation de cette question. Cette clarification est en effet fondamentale, au moment où les soubresauts du Proche et le Moyen-orient réactivent des accusations en tous genres concernant l’hypothétique stratégie de mise en place d’un « croissant chiite » régional que certains croient décelable derrière l’actuelle stratégie politique iranienne. Le Liban et l’Irak sont ainsi des pays qui connaissent des tensions politiques, caractérisées entre autres par le rôle que leurs communautés de confession chiite jouent ou sont susceptibles de jouer à l’avenir. En parallèle, des pays tels que l’Arabie saoudite ou le Bahreïn, sans être soumis à des configurations belliqueuses stricto sensu, demeurent néanmoins marqués par un climat de méfiance qui rebondit sur des argumentaires déjà développés trente ans auparavant, avec l’avènement de la Révolution islamique en Iran. Et cette situation intervient au moment où les musulmans du Moyen-Orient ont recours au religieux pour contester certaines des configurations politiques actuelles. Ce qui a tendance à mettre en évidence le rôle et l’importance de personnalités issues du champ religieux : les fameux ayatollahs.
Y a-t-il cependant matière à s’inquiéter devant ces mutations que connaît le chiisme moyen-oriental contemporain ? Pas nécessairement, semble nous dire L. Louër. Sa démarche pertinente et bienvenue a en effet le mérite de souligner l’extrême complexité du chiisme politique d’aujourd’hui, ou qui a prévalu dans l’histoire récente de la région. On ne peut aborder la dimension religieuse du chiisme sans se pencher sur la dimension politique, affirme-t-elle ; mais cette démarche n’occulte pas le fait que le chiisme politique contemporain reste l’aboutissement d’une riche histoire au sein de laquelle religieux et laïques ont occupé une place non feinte.
Les deux premiers chapitres de son ouvrage sont très parlants à cet égard, puisqu’ils traitent successivement de l’histoire du/des clergé(s) chiites et de la manière par laquelle les événements de la région ont eu pour effet l’apparition de réseaux transnationaux chiites qui coexistent certes, en puisant dans un passé et dans des logiques parfois communes, mais sans pour autant former nécessairement un ensemble uniforme. Une preuve supplémentaire – et fondamentale – de cette étonnante complexité qu’il convient de souligner dans le chiisme moyen-oriental.
La démarche de l’auteur est cependant loin de se limiter à ce seul constat. Si les deux chapitres suivants de son ouvrage pointent les cas de l’Iran et de l’Irak, dans les faits, c’est l’ensemble des principaux points régionaux du chiisme qui se voient abordés, selon qu’on les retrouve également au Liban, en Arabie saoudite, ou encore au Bahreïn. Soit l’essentiel de ces Etats moyen-orientaux qui, du fait d’une composante nationale en partie chiite, ont pu aboutir à des critiques et actions frileuses de la part de gouvernants et gouvernements sunnites inquiétés par une potentielle satellisation de ces communautés au profit d’un Iran en pleine affirmation politique.
Bien entendu, L. Louër ne cache pas la prégnance des convictions millénaristes chez une grande partie des chiites du Moyen-Orient, tant l’attente du « retour du Mahdi » (l’Imam occulté pour les chiites, personnalité sacrée censée faire son apparition un jour afin de venger les chiites des exactions qu’ils ont subies à travers l’histoire) reste ancrée dans les esprits. Mais c’est aussi pour mieux relativiser les tenants et aboutissants de ce même élément structurant, puisque, selon ses propres termes, « le millénarisme est [aussi] l’une des formes que prend l’anticléricalisme des cadres islamistes laïcs ». Une affirmation que les plus « sceptico-chiites » des politiques ou des observateurs contemporains seraient bien inspirés de méditer.
L’ouvrage de L. Louër expose parfois un grand nombre de détails et cite plusieurs noms de personnalités qui, aussi utiles et pertinents soient-ils, peuvent rendre difficile la lecture pour des personnes peu ou non initiées à l’histoire de l’islam et à celle de la région. Mais il n’en comporte pas moins des orientations et des conclusions claires, qui rendent sa lecture profitable à tout un chacun.
La distance que le livre se propose de tenir vis-à-vis des thèses de type essentialiste – ou toute propension à réfléchir selon des logiques globales et de bloc – est en soi bienvenue, pour ne pas dire salutaire. Cette démarche s’inscrit parfaitement dans la logique intellectuelle qu’il convient d’entretenir si l’on veut notamment comprendre ce à quoi on fait référence lorsque est évoquée la fameuse « complexité du Moyen-Orient ».