See English version below « Ça s’est passé comme ça ». Ceci...
Caucase. Le grand jeu des influences
Jean Radvanyi Éditions du Cygne
Ce recueil d’articles de Jean Radvanyi, professeur à l’INALCO, ouvre de nouvelles perspectives sur l’histoire du Caucase, de l’époque soviétique à la guerre russo-géorgienne de 2008. Cette lecture fait montre d’une grande érudition – notamment le dernier chapitre sur la culture au Caucase – d’autant plus remarquable que les articles sont souvent contemporains des périodes traitées. Cette contemporanéité aurait pu être un obstacle à l’intelligibilité de l’ouvrage. Au contraire, elle apporte un nouvel éclairage sur l’histoire tumultueuse du Caucase à partir d’une expérience de terrain considérable et de sources de première main.
L’auteur, qui se définit comme un « amoureux de montagne » (p. 8), a sillonné, depuis 1974, l’ensemble des territoires caucasiens afin d’effectuer de multiples études de terrain. La qualité de l’ouvrage et des articles qui y sont présentés naît de ce travail minutieux et de cet effort de distanciation vis-à-vis des grilles de lecture partisanes des conflits caucasiens. La question de l’objectivité est en outre évoquée dans un article consacré aux enjeux de recherche dont la lecture est indispensable à la compréhension des passions sous-jacentes à une grande partie des conflits régionaux (pp. 45-59). De son analyse de la politique soviétique de développement en montagne – avec notamment une approche comparatiste entre le Caucase et les Alpes –, à l’étude des tensions géopolitiques et des conflits complexes, aux causes entremêlées entre facteurs internes (tensions ethniques par exemple) et externes (rivalités entre les grandes puissances), le parcours de la quarantaine d’années d’études caucasiennes de l’auteur offre un panorama contrasté d’une région en mutation. Les équilibres de celle-ci, précaires, peuvent susciter l’inquiétude en même temps qu’ils exigent le renforcement des savoirs universitaires sur cette zone.
S’agissant de la période postsoviétique, l’auteur éclaire les stratégies des grandes puissances. Il montre d’abord les difficultés de la Russie à sortir de la stratégie impériale du « diviser pour régner » mise en place par le truchement de l’utilisation des frontières disputées (p. 45). Il souligne ensuite l’émergence des États-Unis et de l’Union européenne comme des acteurs externes, dont l’influence croissante tranche avec l’affaiblissement de l’influence russe dans la décennie 1990.
L’objectif des États occidentaux est double. D’une part, favoriser la mise en place d’un réseau de transport des hydrocarbures de la Caspienne évitant la Russie et l’Iran, tout en brisant le monopole commercial russe dans la zone. D’autre part, encourager la stabilité, compte tenu de la menace jihadiste ; c’est ce qui explique en partie la prudence des États occidentaux vis-à-vis de la question tchétchène. Pour les États du Caucase du sud, la relation avec la Russie demeure centrale pour des raisons sécuritaires, identitaires et économiques. La période de transition pour la Géorgie, l’Arménie et l’Azerbaïdjan, qui débute après 1991, est également marquée par une rivalité accrue entre les nouveaux États. Ceux-ci poursuivent des stratégies internationales divergentes : l’Arménie, enclavée, reste un allié fidèle de Moscou, la Géorgie s’aligne sur l’occident sans tenir compte du poids de la Russie, alors que l’Azerbaïdjan poursuit une politique subtile et ambigüe d’alliances tous azimuts, essentiellement fondée sur le développement de ses ressources en hydrocarbures. L’auteur souligne, in fine, que l’ouverture de la région caspienne sur le monde, initialement soutenue par l’occident après 1991, pourrait lui échapper avec l’émergence de la Chine. La lecture de cet ouvrage est exigeante, en raison de la complexité de son objet et de la profondeur des réflexions de l’auteur. Pour autant, il s’adresse à un large public, qui va au-delà des spécialistes de la région, et c’est bien là la gageure que réussit Jean Radvanyi : intéresser et passionner le lecteur pour une région souvent délaissée dans la littérature en langue française.