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Au cur de la Libye de Kadhafi
Patrick Haimzadeh Paris, JC Lattès, 2011, 186 p.
Au-delà des frasques du colonel Kadhafi qui ont souvent fait la une des médias occidentaux ces dernières années, le pays qu’il a dirigé pendant quarante-deux ans reste très mal connu. C’est la qualité principale du livre rédigé par Patrick Haimzadeh que de nous en tracer un tableau fouillé. Ce dernier, ancien officier de l’armée de l’air, a en effet été en poste diplomatique près l’ambassade de France en Libye durant trois années. Fin connaisseur du monde arabe, il parvient à mêler les observations de situations concrètes, qu’il a rassemblées au cours de nombreux déplacements dans toutes les parties du pays, à des analyses de fond sur l’histoire et la structuration sociale libyennes.
Ainsi, il parvient à mettre en perspective le vieil antagonisme existant entre Cyrénaïque et Tripolitaine, dans une moindre mesure le Fezzan, qui plonge ses racines dans la longue histoire. Depuis l’Antiquité jusqu’à la période ottomane, mais bien évidemment surtout dans la période contemporaine marquée par la colonisation italienne, l’âpreté des luttes va contribuer à façonner les identités régionales et leur particularisme dont on mesure la brutalité des effets depuis quelques mois.
Fort utiles pages de réflexions sur la personnalité de Mouammar Kadhafi, dont le moins que l’on puisse affirmer est qu’elle demeure controversée… L’auteur démontre de façon convaincante que le Guide de la révolution n’était pas le déséquilibré que certains commentateurs persistent à nous présenter. « Homme de pouvoir redoutable » (p. 60), il possèdait non seulement une véritable rationalité politique mais semblait aussi – tout du moins jusqu’à ces dernières années – être en phase avec certaines valeurs dominantes de la société. Ainsi, tirant les conclusions des conditions de la chute de Saddam Hussein, son pragmatisme lui avait notamment permis de réintégrer, la tête haute, ladite communauté internationale à la fin 2003 sans avoir modifié d’un iota la nature politique du régime.
Les développements fort précis sur l’architecture interne du régime – souvent opaque – sont incontestablement un des points forts du livre et montrent la complexité, et l’efficacité, d’un système qui mêle autoritarisme, logiques prébendière et clientéliste. Les passages sur l’importance structurante du système tribal sont passionnants même si l’auteur refuse, à juste titre, d’en faire l’alpha et l’oméga du pouvoir. Si l’importance donnée aux tribus explique en partie le projet kadhafien de suppression de l’État, elle est indissociable du phénomène clientéliste au cœur du système. Toutefois P. Haimzadeh note à plusieurs reprises que le clientélisme classique avait laissé la place à un système de prédation généralisée centré sur les fils de Kadhafi et l’appareil sécuritaire, ce qui explique la haine d’une partie de la population à leur égard.
Une importante partie du livre est constituée par une formidable description raisonnée des principales régions, villes et oasis libyens. Ce travail mérite d’être souligné à l’heure où peu d’analystes ou de chercheurs peuvent se prévaloir d’une telle connaissance du pays.
Ce livre est sorti à point nommé, alors que la Libye était plongée dans une guerre civile et soumise aux bombardements de l’OTAN, opération militaire à l’égard de laquelle P. Haimzadeh se montre par ailleurs très critique. Pourtant, chez lui, aucune empathie pour un régime terrible mais le rappel utile que « Vouloir plaquer au cas libyen notre modèle d’accession à la modernité où l’individu prime sur le groupe et où les liens choisis priment sur les liens du sang est une erreur. » (p. 179). La chute du colonel Kadhafi ne retire rien à l’intérêt du livre.