Le géographe Pascal Marchand propose un ouvrage particulièrement bienvenu car intellectuellement très stimulant. L’objectif scientifique est ici de proposer une réflexion sur la puissance géopolitique russe mais à travers le prisme cartographique (suprêmement maîtrisé) – qui traduit conséquemment un attachement tout particulier aux territoires et aux lieux. Décrite tel un « phénix géopolitique », renaissant des cendres de l’ex-URSS, la Russie affiche son retour remarqué sur la scène géopolitique et géoéconomique mondiale. Cette réalité démontre le dessein actuel de l’État moscovite de « restaurer son statut de puissance dans un monde devenu multipolaire ». Ancrée dans une histoire marquée du sceau de l’expansion territoriale vers l’Est sibérien et le Sud caucasien, la Russie n’est plus désormais qu’une puissance militaire asymétrique profitant, d’une part, de l’arsenal civil et militaire ex-soviétique mais pâtissant, d’autre part, de forces conventionnelles réduites et à moderniser. Son potentiel de recherche reste nonobstant intact. L’excellence de son complexe militaro-industriel lui permet d’être un des principaux bailleurs d’armes (mais aussi de centrales électronucléaires) de la planète cependant que son savoir-faire dans le domaine spatial s’épanche aujourd’hui vers la coopération internationale pour maintenir sa prééminence (programmes ISS, Sea Lauch, Soyouz-Arianespace…).
Sur le plan géoéconomique, la Russie peut compter sur des atouts historiquement fondamentaux et qui demeurent inexpugnables. Championne de la sidérurgie, elle est un poids-lourd énergétique mondial grâce, entre autres, à ses hydrocarbures. La volonté du pouvoir poutinien de replacer l’État au centre du jeu productif se traduit par la constitution de grands groupes publics (Gazprom, OAK…) qui jouissent d’une situation de monopole dans leur spécialité économique respective. Mais le Kremlin laisse également faire les oligarques dans leur volonté de « constituer des entreprises d’une dimension mondiale » du moment que celles-ci servent les intérêts du pays et les logiques nationales de puissance.
Devenue hautement attractive pour les investissements étrangers, la Russie est aussi le territoire de toutes les inégalités. L’opulence ostentatoire des « nouveaux Russes » (dont une cinquantaine de milliardaires) ne peut oblitérer la souffrance sociale de la majorité de la population – dont témoigne une « évolution démographique inquiétante ». La montée de la xénophobie est également un signe de tension au cœur d’une société où les phénomènes de ségrégation socio-spatiale s’aggravent. La marginalisation de maintes régions (dont les espaces ruraux) s’accentue alors que l’aménagement du territoire se fait surtout au profit des zones économiquement dynamiques – indispensables à la « réinsertion de la Russie dans l’espace Monde ». Ainsi en est-il des interfaces portuaires : de nouveaux ports sont érigés (Vyssotsk, Primorsk…) tandis que les transports sont perfectionnés dans les hinterlands (système fluvial des cinq mers, épine dorsale ferroviaire du Transsibérien…).
Toutefois, la pérennité de la puissance de l’État russe ne sera effective que si certains problèmes sont résolus à terme. Dans le secteur énergétique, le manque d’investissements productifs pourrait bien devenir le goulet d’étranglement futur du pays. En outre, la Russie, qui gaspille par trop son énergie, se doit de donner une centralité politique véritable à la question environnementale. Par ailleurs, sur le plan diplomatique, la pacification des relations avec les ex-Républiques soviétiques, et la recherche d’un modus vivendi profitable à la Russie et à l’Union européenne sont des objectifs diplomatiques à atteindre rapidement pour la nouvelle présidence Medvedev. En effet, Moscou doit constamment ferrailler pour s’opposer aux velléités toujours réitérées des puissances occidentales (les États-Unis au premier chef) de marginaliser plus avant la Russie – en la coupant notamment de ses bases territoriales caucasiennes et asiatiques (comme le prouve éloquemment le fourmillement de projets et de travaux de construction de pipelines de contournement de l’espace russe). Le complexe obsidional de la Russie n’est pas un délire de puissance paranoïaque : le Kremlin le sait et agit en conséquence.