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À l’ombre des dictatures : la démocratie en Amérique latine
Alain Rouquié Paris, Albin Michel, 2010, 384 p.
Près de trente ans après L’État militaire en Amérique latine [1] qui l’a consacré comme l’un des meilleurs spécialistes français sur la question, Alain Rouquié, politologue et actuel président de la Maison de l’Amérique latine, revient, à l’occasion de son dernier essai, sur la notion de démocratie dans cette région du monde, analysant non seulement ses mécanismes mais surtout sa logique intrinsèque.
Débutant son récit au début du xixe siècle, c’est-à-dire au moment où ce continent acquiert son indépendance, il décrit la soif de ces pays pour l’aventure démocratique qui ne peut passer, selon eux, que par la souveraineté populaire issue des urnes. Pour autant, et c’est là tout le paradoxe, la société sud-américaine est largement enfermée dans un carcan politique, refusant par exemple d’accorder la citoyenneté à nombre de ses habitants. En revenant sur chaque évènement majeur de l’histoire de ce continent, l’auteur nous présente les avancées du principe démocratique, les doutes et les nombreuses difficultés rencontrés. Les confessions dures et amères du Libertador, Simon Bolivar, sont d’ailleurs là pour étayer cette thèse : « L’Amérique est ingouvernable […]. Ce pays est infailliblement voué à tomber aux mains de foules déchaînées avant d’être livré à des tyrannies médiocres de toutes les couleurs et de toutes les races » (p. 36). Après deux siècles d’errements, de tyrannies, et de dictatures, il semblerait que ce continent martyrisé ait enfin trouvé depuis vingt-cinq ans un peu de sérénité et ait réussi à affronter son passé trouble pour finalement voir émerger, entre espoirs et soupçons, une véritable vie démocratique.
Cet essai dresse ainsi un portrait pertinent et sans concession de cette mosaïque d’États, unis par leur histoire, déchirés par leur indépendance et les guerres fratricides.
Constamment agrémenté de références historiques et d’extraits de discours, l’ouvrage cherche ici à nous faire toucher du doigt la réalité politique de cette région. Il explique ainsi que « même dans une région où dominent les valeurs occidentales, où le pouvoir découle depuis deux siècles de principes de la souveraineté populaire, l’enracinement et la consolidation de cette forme de gouvernement sont malaisés et semblent précaires » (p. 361). En d’autres termes, il considère que la dynamique qui meut ce continent tient au délicat équilibre entre la tradition libérale et pluraliste de ces États et la structure sociale inégalitaire et hiérarchique pourtant défavorable à la pratique démocratique. Délicat équilibre qui éclaire bien des épisodes du passé et nous permet de saisir les évolutions des deux derniers siècles.
La force indéniable de cet ouvrage est qu’il revient non seulement sur l’évolution de ces États depuis leur indépendance, resituant ainsi chaque pays dans sa culture, sa logique, son histoire ; mais aussi parce qu’il établit un perpétuel va-et-vient entre ces eux, mettant ainsi en exergue tant leurs ressemblances que leurs oppositions. L’expression « des Amériques latines » prend donc ici tout son sens. Tout au long de cet essai, l’auteur s’efforce de toujours mettre en lumière les paradoxes de ce continent, sa volonté de démocratie représentative, alors même que les processus les plus arbitraires sont maintenus et même défendus.
Chaque évènement, fait historique ou constat politique est dès lors éclairé par le contexte géopolitique de l’époque, et les citations de Tocqueville ou de Bolivar. Alain Rouquié ne cesse de revenir néanmoins sur le caractère précaire de la démocratie puisque selon lui, « elle n’est pas inscrite dans la nature. Elle est une construction culturelle complexe, aventureuse, qui avance par essais et erreurs » (p. 362). Ces derniers mots doivent donc nous inciter à toujours plus de prudence face à une démocratie que l’on pense universelle mais qui se révèle fragile dès lors que l’on ne la cultive pas.