21.11.2024
L’Arctique : futur théâtre d’affrontements ?
Tribune
27 septembre 2017
Depuis des années, l’Arctique est présenté comme le nouvel Eldorado : ses routes maritimes et ses matières premières stratégiques seraient en passe de révolutionner la géographie mondiale. Mais, les convoitises de toutes natures qui convergent vers cet océan ne risquent-elles pas d’enflammer les esprits et de faire de la région un nouveau terrain d’affrontement des grandes puissances mondiales ?
Les routes du Nord-Ouest et du Nord-Est font figure de mythes géographiques. Depuis des siècles, les grandes flottes mondiales cherchent à y faire croiser leurs navires pour réduire les distances entre Atlantique et Pacifique : par la route du Nord-Ouest, le trajet de Seattle à Oslo ne fait que 6100 milles nautiques (contre 9 300 par Panama) ; pour rejoindre Rotterdam depuis Yokohama, il faut parcourir 6 500 milles nautiques (contre 11 200 par Suez). Au total, les routes nordiques permettent en théorie de rapprocher de façon substantielle les grands pôles organisateurs de l’économie mondiale. Il y a peu encore, ces voies de circulation étaient presque totalement impraticables et ne soulevaient guère l’intérêt des pays concernés. Mais, avec la tendance actuelle de la fonte de la banquise, la période de navigabilité annuelle des routes maritimes arctiques pourrait passer de 20 jours en 2004 à 150 jours en 2080[1].
L’intérêt pour la région se manifeste aussi avec acuité ces dernières années depuis la découverte de richesses minières et d’hydrocarbures. En 2008, le U.S. Geological Survey estimait que 10 % des réserves de pétrole et 29 % des réserves de gaz à découvrir seraient enfouies dans le sous-sol de l’Arctique. D’ores et déjà, la région renferme 13 % des ressources mondiales de pétrole et 30 % des réserves de gaz naturel. Sans compter les ressources halieutiques et les ressources minières : or, diamants, étain, plomb, zinc, nickel, fer, uranium, qui jouent un rôle nodal dans les industries de haute valeur ajoutée, abondent dans cette partie du monde. Autrefois inexistantes, les revendications territoriales des États riverains sont désormais de plus en plus manifestes.
Par conséquent, les relations entre les pays ouverts sur l’Arctique (États-Unis, Canada, Danemark, Norvège, Russie) sont difficiles. Ces dernières années, les conflits territoriaux se sont multipliés pour l’appropriation de tel ou tel espace, le plus souvent en raison des ressources présentes (pêche, minerais, hydrocarbures). Ainsi, un conflit est apparu en 1976 entre le Canada et les Etats-Unis à propos de la délimitation maritime dans la mer de Beaufort lorsque Washington a officiellement protesté contre l’attribution de concessions pétrolières canadiennes. La revendication canadienne s’appuie sur un traité datant de 1825 entre la Russie et la Grande-Bretagne, repris par le Canada lors de l’achat de l’Alaska par Washington, ce que contestent les États-Unis qui appliquent la règle de l’équidistance. Pour le Canada, la frontière se situe en effet le long du 141e méridien, « jusqu’à la mer glaciale ». Ces tensions peuvent aussi prendre la forme de litiges concernant le statut des passages pour les routes maritimes. Entre ces deux pays, c’est le passage du Nord-Ouest qui pose problème. Le Canada considère que cette route maritime fait partie de ses eaux intérieures (selon la classification issue de la convention de Montego Bay), et qu’il n’est donc pas obligé d’accepter le droit de passage inoffensif des navires étrangers. À l’inverse, les États-Unis estiment que le passage du Nord-Ouest est un détroit international, qui doit donc pouvoir être emprunté sans entrave.
Néanmoins, ces tensions n’ont jamais viré au conflit généralisé. Et, pour cause, les États riverains de l’Arctique ont largement fait le choix de la coopération[2], appuyés pour ce faire par des instances comme le Conseil de l’Arctique, la Conférence des parlementaires de la région Arctique, ou encore le Forum nordique. Les cinq États se sont ainsi réunis à Ilulissat (Groenland), en 2008, pour réaffirmer la primauté du droit international en matière d’extension des Zones Économiques Exclusives (ZEE) et de navigation, et plusieurs conflits frontaliers ont pu être résolus. Même le conflit autour de la mer de Barents entre la Russie et la Norvège, en raison principalement des ressources halieutiques que renferme cette mer, s’est soldé par un compromis entre les deux États, en 2010. Pourquoi les tensions ne sont-elles pas plus vives dans cette région si convoitée ?
D’abord, 95 % des ressources en hydrocarbures de l’Arctique se situent déjà dans les ZEE existantes. Par ailleurs, si l’idée de transiter par les routes nordiques a pris un réel essor à mesure que fondait la banquise, le trafic y demeure mineur : par le passage du Nord-Ouest, un seul transit commercial a été recensé en 2013 et 2014. Dans le même temps, la Russie ne déclarait que 71 transits à travers le passage du Nord-Est en 2013, et seulement 31 en 2014. De fait, ces passages restent difficiles d’accès : la Russie utilise des brise-glace dont cinq nucléaires pour tenter de maintenir ouvert et accessible le passage du Nord-Est. En outre, la circulation y est très difficile, elle est même empêchée par un englacement une grande partie de l’année ; elle nécessite des investissements lourds dans des navires à coque renforcée, et les compagnies d’assurances vendent cher leur association dans ces périples risqués. L’exploitation économique des ressources et des routes de l’Arctique reste donc pour le moins limitée dans ses perspectives.
En revanche, et là se situe peut-être le risque le plus visible de conflits, l’océan glacial Arctique revêt un réel intérêt stratégique. En effet, la banquise constitue un écran total à la signature acoustique, thermique et électromagnétique, ce qui offre des conditions idéales pour y faire croiser des sous-marins. Dans ce domaine, la Russie, qui revendique une extension de sa ZEE de 1,2 million de km2 auprès de la Commission des limites du plateau continental, est l’État qui affirme le plus nettement ses ambitions. Les bases de sous-marins nucléaires installées au temps de la guerre froide y sont nombreuses : Mourmansk, Arkhangelsk, Dickson, Nordvik, Providenia et Pevek. Le Kremlin a aussi déployé des drones, créé des commandos spéciaux pour le combat en milieu arctique, jusqu’à mettre en place un centre de commandement militaire pour la région. De plus, ce jeu entre voisins s’est enrichi d’un nouvel acteur en 2004 : Pékin a inauguré une base permanente (Huanghe) en Norvège, sur l’archipel du Svalbard. Reste à savoir le sens que prendront les tensions géopolitiques actuelles qui traversent les relations internationales bien au-delà de la région : la voie du compromis ou de la belligérance.
[1] Alain Louchet, Atlas des mers et océans. Conquêtes, tensions, explorations, Paris, Autrement, p. 42.
[2] Frédéric Lasserre, « La géopolitique de l’Arctique : sous le signe de la coopération », dans François Gémenne (dir.), L’enjeu mondial. L’environnement, 2015.