20.11.2024
Catalogne : recréer les voies de la négociation politique
Tribune
25 septembre 2017
20 septembre 2017 : 14 hauts fonctionnaires catalans sont arrêtés, 22 perquisitions opérées – y compris une tentative contre un parti légal et parlementaire – dont la légalité juridique est sujette à caution, saisie de 10 millions de bulletins de vote et de matériel électoral, mise sous tutelle des finances catalanes…
Immédiatement après ces événements, qualifiés par les indépendantistes de coup d’Etat, suspendant de facto partiellement l’autonomie, des manifestations rassemblent des milliers de personnes dans les rues des grandes villes catalanes et se poursuivent depuis lors. Parmi les slogans, « nous voterons ! », « les forces d’occupation dehors ! », « indépendance ! ». Comment en est-on arrivé à cette situation infiniment préoccupante dans un Etat membre de l’Union européenne ?
La question catalane est ancienne et, pour en rester à la période de transition démocratique dans l’Etat espagnol succédant à la mort de Franco en 1975, les tensions entre Barcelone et Madrid se sont manifestées à de multiples reprises. En 1978, est reconnu dans la nouvelle Constitution le principe de 17 communautés bénéficiant de prérogatives décentralisées. Parmi ces dernières, trois historiques – celles qui avaient déjà bénéficié d’un statut d’autonomie pendant la Deuxième république espagnole – la Galice, le Pays basque et la Catalogne considérées comme des nationalités. En 1979, la Catalogne acquiert ainsi un statut d’autonomie. Les principaux partis catalans, considérant que la période de transition a fait son œuvre, proposent en 2003 une réforme de ce statut. Un nouveau texte, qui reconnaît notamment la Catalogne comme une nation, est voté par les Parlements espagnol et catalan puis adopté par référendum en Catalogne avec 74 % des suffrages en 2006 et entre en vigueur comme loi organique de l’Etat espagnol. Quatre années plus tard, le Tribunal constitutionnel espagnol, à une majorité de six juges contre quatre (sur douze membres théoriques), réécrit et réinterprète 41 des articles du Statut, dont notamment ceux qui font référence à la langue, à la justice et à la politique fiscale. Il supprime aussi la référence à la Catalogne définie comme une nation. C’est à partir de ce moment que la situation se tend graduellement entre la Catalogne et l’Etat central, d’autant que le Parti populaire (PP) gagne les législatives, entre autres sur un programme de recentralisation des compétences et d’opposition à l’autonomie catalane.
Dès lors, la conflictualité s’installe. Les très nombreuses (près de soixante-dix au total) propositions de points de négociation soumises par les présidents catalans successifs entre 2014 et 2017 sont systématiquement ignorées ou rejetées par le gouvernement de Madrid, dirigé par Mariano Rajoy. Tous les 11 septembre, journée de la fête nationale catalane, la Diada, des manifestations spectaculaires sont organisées, rassemblant jusqu’à près de 2 millions de personnes en 2013 dans une chaîne humaine de 400 kilomètres en faveur de l’indépendance. Les dirigeants catalans tentent d’obtenir le transfert des compétences nécessaires pour organiser un référendum d’autodétermination, ce qui sera systématiquement refusé par les deux principaux partis politiques espagnols, le PP et le Parti socialiste ouvrier espagnol (PSOE). Le 9 novembre 2014 est organisé un « processus de participation publique » dont des organisations non gouvernementales assument la logistique électorale devant l’interdiction de Madrid que les autorités catalanes élues le fassent elles-mêmes. A cette occasion, 2,3 millions de Catalans participent et s’expriment à près de 81 % en faveur de l’indépendance. Des poursuites sont alors engagées contre le président catalan pour avoir laissé organiser cette consultation, qualifiée de « farce » par le Premier ministre espagnol.
Lors des élections au Parlement de Catalogne de septembre 2015, les partis indépendantistes obtiennent 47,8 % des suffrages et 72 des 135 sièges sur un mandat politique clair, organiser un référendum d’autodétermination dans la perspective de la proclamation de l’indépendance. C’est dans ce cadre que, le 6 septembre dernier, le Parlement catalan adopte une loi approuvant le référendum pour le 1er octobre 2017.
Cette montée irrépressible des tensions explique largement la situation actuelle. Deux logiques s’affrontent. Une logique juridique à Madrid, qui considère que la Constitution espagnole interdit à quiconque le droit d’organiser un référendum pouvant aboutir à une sécession. Une logique politique portée par une majorité des élus catalans qui, arguant de la forte mobilisation politique, exigent, a minima, de pouvoir organiser un tel référendum pour que les citoyens puissent trancher souverainement sur la question de l’autodétermination. Les refus systématiques de Madrid d’accéder à cette demande ont contribué à radicaliser la situation. Très nombreux sont ainsi ceux qui, catalanistes il y a quelques années, sont aujourd’hui devenus indépendantistes.
Depuis longtemps, le catalanisme, c’est-à-dire l’expression culturelle et politique d’un fort sentiment identitaire, s’est cristallisé. La détérioration brutale de la situation économique et le retour au pouvoir, en 2011, du Parti populaire, parti situé très à droite sur l’échiquier politique au sein duquel subsiste d’indéniables relents de franquisme, ont ravivé et exacerbé toutes les tensions. Le PP développe en effet un cours politique centralisateur et une forme de néo-conservatisme espagnol cherchant à restaurer les principes de grandeur de la nation espagnole s’opposant frontalement au sentiment national catalan soucieux, pour sa part, de son histoire et de ses spécificités. Ainsi, les gouvernements de Madrid dirigés par le PP n’ont cessé de multiplier initiatives et mesures considérées comme humiliantes et provocatrices par les Catalans : quasi cessation des investissements dans les infrastructures publiques relevant de la responsabilité de Madrid, attaque contre le modèle d’éducation scolaire bilingue (le ministre de l’Education de Madrid n’hésitant pas à prôner « l’espagnolisation » des enfants catalans)… les exemples foisonnent. C’est pourquoi, rien ne serait plus erroné que de réduire la volonté d’autodétermination catalane à la seule dimension économique d’une région parmi les plus développées de l’Etat espagnol.
Depuis plusieurs années, les fins de non-recevoir systématiques du gouvernement espagnol aux revendications catalanes et l’intransigeance autiste du gouvernement Rajoy ont contribué à une radicalisation politique d’importants pans de la population catalane. Ce qui était affirmation identitaire s’est désormais transformée en exigence politique. D’autant qu’un fort sentiment républicain est historiquement ancré en Catalogne, rejetant le système de la monarchie qui prévaut en Espagne. En 2010, environ 15 % des Catalans étaient favorables à l’indépendance. Il y a quelques semaines, ils étaient plus de 40 %. Aujourd’hui, ils sont certainement encore plus nombreux. Surtout, c’est probablement plus de 70 % qui sont favorables à l’organisation du référendum. L’entêtement obsessionnel du PP, a largement contribué à la radicalisation des positions entre lesquelles il n’existe, à ce jour, aucun espace de dialogue et de négociation politiques.
L’hypothétique proclamation d’un nouvel Etat est pour autant une affaire trop importante pour qu’elle soit tranchée dans les conditions de tensions et de blocages actuelles. Il est nécessaire de préserver l’exemplaire caractère non violent des mobilisations massives qui se développent en Catalogne. Comment alors comprendre l’envoi de près de 7000 membres de la Guardia Civil et de la Police nationale, de sinistre mémoire en Catalogne, à Barcelone et dans les principales villes de la région ? L’afflux est tel que des bateaux de croisière ont été loués par les autorités de Madrid pour loger ces forces de police dans les ports de Barcelone et de Tarragone.
Personne ne sait à ce jour ce qui peut précisément se passer le 1er octobre. Il est néanmoins certain que c’est uniquement par des initiatives politiques que la crise peut être dénouée. Les syndicats catalans pour leur part examinent la possibilité d’une grève générale le 2 octobre. Le gouvernement de l’Etat espagnol ne peut sombrer dans l’illusion qu’un tel bras-de-fer puisse être réglé par la répression, la surenchère ou la provocation.
Les questions que posent cette situation sont multiples. Comment définir une nation ? Doit-on considérer que les Etats-nations tels que reconnus par l’ONU sont des données atemporelles, fixées une fois pour toutes ou, au contraire, doit-on admettre que ce modèle puisse être remis en question si la majorité des citoyens d’un territoire n’accepte plus d’être sous la tutelle d’une instance plus large ? Pour répondre à ces questions, seule la voie démocratique est satisfaisante et efficace. Le cas écossais est, de ce point de vue, exemplaire, a contrario, la rigidité du gouvernement de Madrid a fortement contribué à amplifier et enraciner les mobilisations en Catalogne.
De nombreux Catalans considèrent que proclamer leur propre État leur permettrait de vivre de façon plus juste, plus harmonieuse et de mieux décider de leur destin. En d’autres termes, selon eux, une entité étatique plus petite serait plus respectueuse de leur identité culturelle et politique. Mais, n’est-il pas alors plus efficient de concevoir des Etats-nations respectueux d’identités multiples ? Ne peut-on être Catalan et Espagnol ? D’autant que l’hypothétique accession de la Catalogne à l’indépendance ne réglerait pas en tant que tels les défis économiques de cette région. Les revendications sociales traversent aussi la Catalogne et tous ses habitants n’y ont pas les mêmes intérêts.
On le voit, le cas catalan, au-delà de sa spécificité, soulève de multiples questionnements, qui risquent de se poser avec acuité au sein de nombreuses sociétés dans les années à venir. La seule véritable réponse à ces défis identitaires reste probablement l’exercice de la démocratie citoyenne. La nécessité de recréer des voies de négociations politiques s’impose. Les partis espagnols tels que Podemos, Gauche unie, voire le PSOE, même si ce dernier s’inscrit aujourd’hui en opposition au référendum, portent de ce point de vue une grande responsabilité.