27.11.2024
« Daesh pourrait transformer l’Afghanistan en une autre Syrie »
Presse
14 août 2017
En juillet 2014, Abou Bakr al-Baghdadi a proclamé le califat de «l’Etat islamique» depuis Mossoul, en Irak, appelant toutes les organisations islamistes, partout dans le monde, à adhérer et obéir à Daesh. Cette année-là, Islamabad a amorcé des négociations avec les talibans pakistanais, ce qui a mécontenté la partie la plus radicale d’entre eux. C’est donc à ce moment-là qu’ils ont décidé d’adhérer à Daesh, et de proclamer la naissance de Daesh en Afghanistan et au Pakistan, fin 2014.
Pour Daesh, l’objectif est de faire du pays le successeur de la Syrie ou de l’Irak. Parce que Daesh a perdu Mossoul, est éliminé d’Irak, et sera peut-être bientôt expulsé de Raqqa, mais n’a pas disparu pour autant : le groupe terroriste est toujours présent dans d’autres endroits (Afrique du nord, Moyen-Orient, Yémen, ou encore Pakistan/Afghanistan). L’islamisme radical et al-Qaida ont une longue histoire en Afghanistan, qui est donc un pays de choix pour Daesh pour progresser et installer une base de lancement de sa conquête islamique de la région.
Quelle est la stratégie de Daesh pour atteindre cet objectif ?
L’existence de Daesh est historiquement liée à son combat contre les chiites, qu’ils ne considèrent pas comme musulmans, et le groupe poursuit cette même politique en Afghanistan. Ses principales cibles, ce sont les hazaras chiites, des turco-mongols qui représentent la troisième ethnie du pays. La stratégie de Daesh est de provoquer des tensions inter-communautaires, comme celles qui ont mené l’Irak au bord de la ruine.
Alors que les talibans se contentaient de mener des activités et des attentats ciblés sur l’armée, les forces de l’ordre, ou les ministères, Daesh rentre dans des villages et massacre hommes, femmes et enfant. Car il sait que s’il arrive à monter les chiites contre les sunnites, puis les sunnites contre les chiites, un cycle de vengeance s’installera. Et qu’alors, à ce moment-là, le pays rentrera dans une guerre ethnique, dont il sortira vainqueur.
Quelle a été la réaction des talibans à l’arrivée de Daesh dans la région ?
La naissance de Daesh dans la région a été très mal vue par les talibans afghans au début, car ils se sont retrouvés avec un rival. Pendant l’année 2015, il y a eu des affrontements sanglants entre talibans et Daesh, en Afghanistan. Au point où les uns coupaient les têtes des autres et les mettaient au bord de la route.
Mais le sujet a créé certaines divergences au sein des talibans. Les plus radicaux ont finalement rejeté toute sorte de négociation avec Kaboul, et ont fini par rejoindre les rangs de Daesh. Il faut savoir que les combattants talibans sont des jeunes formés dès le début pour la guerre. La plupart du temps, ils sont analphabètes. Ce ne sont pas des gens qui lisent des livres, qui ont une conscience ou une vision politique.
La semaine dernière a eu lieu une attaque commune à Daesh et aux talibans. Est-ce un tournant dans leurs relations ?
Nous sommes rentrés la semaine dernière dans une nouvelle phase. Jusqu’alors, on pensait que la collaboration avec Daesh se limitait aux seuls dissidents et radicaux qui changeaient de camps. Or, début août, une alliance a été créée entre Daesh et les talibans dans le nord du pays. Ils ont rassemblé leurs forces pour attaquer le village de Mirza Olong (province de Sare-Pul, où les talibans essayaient de s’implanter depuis deux ans sans avoir encore réussi à battre les milices armées hazaras défendant le territoire. Avec l’aide de Daesh, ils sont parvenus à mettre la main sur le village.
Ce qui est dangereux, c’est que c’est la première fois que les talibans «historiques» (en opposition aux dissidents qui sont partis rejoindre Daesh) ont revendiqué une attaque du genre. Avant, à chaque attentat sanglant impliquant la mort de civils, les talibans publiaient des communiqués pour dire qu’ils n’étaient pas derrière l’attaque. Le fait que, pour la première fois, l’état-major officiel des talibans revendique la participation est un élément important pour l’avenir.
Pourquoi les talibans ont-ils fini par coopérer avec Daesh, qui risque pourtant de causer leur disparition ?
Il y a une différence fondamentale entre Daesh et les talibans en termes de pouvoir. Les talibans représentent un mouvement rétrograde et extrémiste, mais leur objectif de pouvoir, c’est l’Afghanistan. C’est un mouvement nationaliste, qui n’a pas d’autre ambition que de gouverner. Alors que Daesh est universaliste, vise un niveau mondial. Ces deux groupes ont pour intérêt la lutte contre un ennemi commun : le gouvernement de Kaboul et les troupes américaines. Alors certes, il y a eu des affrontements entre les talibans et Daesh, mais finalement, les talibans ont vu qu’ils ne pouvaient pas se battre sur les deux fronts (à la fois contre le gouvernement de Kaboul et contre Daesh). Il y a donc eu des coopérations. Là où l’un n’arrive pas à avancer, ils fondent une alliance.
L’autre raison qui pousse des combattants talibans à coopérer avec Daesh, c’est la dynamique. Ceux qui ont l’initiative sur le terrain, qui répondent à des besoins de l’époque sur le champ de bataille, qui osent aller de l’avant, c’est Daesh, et c’est pour ça qu’ils engrangent du monde. Les talibans sont nombreux, mais ils sont en même temps très fragiles. Ils sont en guerre depuis 16 ans, sans avoir réussi à marquer réellement dans les grandes villes. Ils sont dans une impasse, et le mouvement n’est plus le même qu’il y a dix ans. Certains sont même fatigués, car ils se disent «on ne fait rien, on n’avance pas». Sur ce plan, Daesh présente une alternative même pour les talibans «historiques».
Quelles conséquences peut avoir la coopération entre Daesh et les talibans ?
Si cette coopération entre Daesh et les talibans «historiques» se concrétise, il est sûr et certain que dans les mois et les années qui viennent, on assistera à la mainmise de Daesh sur les talibans. Je pense que si on ne fait rien pour isoler Daesh, que ce soit sur le plan régional ou politique, il va progressivement remplacer les talibans en Afghanistan. Ce n’est pas aujourd’hui le cas mais c’est bien parti pour.
Ce risque existe, et il ne faut pas le négliger. La situation peut encore changer, mais si j’analyse l’évolution de la situation à ce jour, je peux dire que je suis inquiet que Daesh transforme l’Afghanistan en une autre Syrie ou une autre Irak.