18.11.2024
La diplomatie climatique du Bangladesh : le « weak power » en action
Interview
17 juillet 2017
Vous qualifiez le Bangladesh de « weak power », en quoi cela consiste-t-il ?
Le Bangladesh est le plus souvent connu pour être l’un des pays les plus pauvres de la planète et l’un des plus vulnérables au changement climatique. Plusieurs classements internationaux, comme celui de Maplecroft, place ainsi le pays en tête des pays les plus vulnérables, tandis que de nombreux rapports d’ONG et d’organisations internationales le présentent comme une victime emblématique du changement climatique, aux côtés des petits États insulaires. Si cette vulnérabilité lui a permis de gagner en visibilité sur la scène internationale, elle s’est aussi révélée être un levier d’action publique et diplomatique pour le gouvernement bangladais.
On a souvent tendance à confondre la vulnérabilité avec l’incapacité à agir. Cependant, au Bangladesh, on observe au contraire depuis les années 2000 une forte mobilisation du gouvernement et des acteurs de la société civile – notamment les ONG et les chercheurs – pour s’attaquer de front aux impacts du changement climatique qui menacent le développement économique et social du pays. Loin d’être une victime passive, le Bangladesh est donc au contraire une victime agissante. Proactif dans le développement d’instruments d’action publique nationaux, le Bangladesh est aussi devenu l’un des principaux porte-paroles des pays les moins avancés et les plus vulnérables dans les arènes climatiques.
La notion de « weak power » renvoie ainsi à la capacité d’un pays comme le Bangladesh à transformer sa faiblesse, en l’occurrence sa vulnérabilité aux aléas climatiques, en levier d’action publique et en avantage comparatif pour défendre ses intérêts dans une négociation internationale marquée par des rapports de force asymétriques qui lui sont a priori défavorables. Par exemple, la vulnérabilité du Bangladesh a rapidement transformé le pays en terrain d’expérimentation et de nouveaux savoirs sur l’adaptation au changement climatique pour des acteurs étrangers et locaux (chercheurs, organisations internationales, ONG, etc.), ce qui lui a permis de développer une expertise locale qui fait aujourd’hui figure d’exception parmi les pays les moins avancés. Subissant déjà des impacts visibles du changement climatique, le pays est en effet « assis » sur le problème climatique. Il est devenu un laboratoire de l’adaptation, avec le développement de nombreux programmes de recherche, de nouvelles méthodes et de projets pilotes sur le terrain. Cette expertise a conféré au pays un certain leadership scientifique auprès des autres pays vulnérables, qui s’inspirent désormais des leçons apprises au Bangladesh pour développer leurs propres programmes d’adaptation.
Dans les négociations internationales sur le climat, la vulnérabilité peut aussi devenir un ‘avantage’ pour le Bangladesh pour défendre ses intérêts nationaux. La situation et les besoins spécifiques des pays les plus vulnérables sont en effet reconnus par la Convention-cadre des Nations unies sur les changements climatiques, qui prévoit ainsi des mesures particulières pour les aider à s’adapter. La reconnaissance internationale de la vulnérabilité du Bangladesh légitime notamment ses revendications en matière de transferts technologiques et financiers des pays développés vers les pays en développement.
Plus précisément, quelles sont les stratégies développées par le Bangladesh pour conduire une telle diplomatie ?
Le Bangladesh met en avant, de manière stratégique, à la fois sa vulnérabilité et son statut de « champion de l’adaptation » pour jouer un rôle dans les négociations internationales, se faire entendre et influencer le processus. La Première ministre du Bangladesh, Sheikh Hasina, s’est d’ailleurs vu décerner en septembre 2015 par le Programme des Nations unies sur l’Environnement le prix des Champions de la Terre dans la catégorie « leadership politique », en reconnaissance des efforts gouvernementaux pour lutter contre le changement climatique.
D’un côté, on observe la mobilisation de stratégies discursives de victimisation et de dramatisation pour convaincre le reste du monde de la vulnérabilité du pays et de ses besoins d’adaptation, qui supposent notamment d’importants transferts financiers. Des déclarations sont ainsi tenues dans les négociations par la Première ministre du Bangladesh et par le ministre de l’Environnement pour mettre en avant la fragilité du pays face aux aléas climatiques. Ils insistent en particulier sur le risque d’importants déplacements de population liés aux impacts du changement climatique, que le gouvernement ne pourra gérer seul et qu’ils présentent comme un facteur de déstabilisation nationale et internationale. Par la mise en avant de sa vulnérabilité, le Bangladesh exerce ainsi un « leadership moral » visant à exercer une pression sur les pays développés pour les contraindre à remplir leur devoir moral d’aider les pays les plus vulnérables à lutter contre le changement climatique, ces derniers étant aussi les moins responsables du réchauffement planétaire et les moins dotés en ressources technologiques, économiques et politiques.
D’autre part, le Bangladesh s’efforce de s’imposer comme un acteur moteur et proactif de l’action climatique mondiale en développant des stratégies individuelles et collectives. Il se positionne tout d’abord comme un « bon élève » de la lutte contre le changement climatique, capable de donner des leçons et de servir de modèle à d’autres pays en matière d’adaptation. Outre la valorisation de son expertise mentionnée précédemment, le pays a aussi été précoce dans le développement d’instruments de politiques publiques, avec et sans le soutien de l’aide internationale. Il a mis en place en 2009 une stratégie nationale de lutte contre le changement climatique ambitieuse, afin d’intégrer les enjeux d’adaptation à ceux de développement et de lutte contre la pauvreté. Il a ainsi été le premier pays parmi les moins avancés à proposer une telle stratégie et à l’accompagner de mécanismes de financement innovants et alimentés sur les fonds propres du gouvernement.
Dans les négociations internationales, le Bangladesh noue aussi des alliances politiques pour renforcer ses capacités de négociation et accroître son influence. Si tous les Etats négocient à travers des groupes de négociation dans une enceinte multilatérale, la nécessité de mettre en place une diplomatie collective est d’autant plus importante pour les pays faiblement dotés en ressources diplomatiques : l’union fait la force. En s’alliant, ces pays peuvent ainsi défendre leurs intérêts communs – la reconnaissance de leur droit au développement et de leur vulnérabilité, le besoin de transferts technologiques et financiers, la reconnaissance des pertes et dommages, etc. – et porter une voix commune dans les négociations internationales. En mutualisation ainsi leurs ressources – humaines, politiques, scientifiques, économiques –, ils accroissent collectivement leur pouvoir de négociation et peuvent davantage peser sur le processus et la mise sur agenda de nouveaux enjeux. Tous ces pays font ainsi partie du G77+Chine, le groupe de négociation qui rassemble l’ensemble des pays en développement. Néanmoins, l’hétérogénéité de ce groupe – largement dominé par les pays émergents comme la Chine et l’Inde – a conduit les plus vulnérables à former des sous-groupes d’influence afin de défendre les intérêts qui leur sont propres. C’est ainsi qu’on a vu apparaître le groupe des pays les moins avancés et plus récemment, le Climate Vulnerable Forum et le V20.
Concrètement, aujourd’hui, quel est le rôle joué par les ‘petits’ pays dans la lutte contre le réchauffement climatique ?
Ces ‘petits pays’, qu’il s’agisse des petits États insulaires du Pacifique ou des pays africains et asiatiques en développement, peuvent jouer principalement deux rôles. D’une part, ils peuvent faire pression sur les pays développés pour élever le niveau d’ambition de l’action climatique mondiale et notamment les efforts de réduction des émissions de gaz à effet de serre. Grâce à la règle onusienne « d’un État égal une voix » en vigueur dans toutes les négociations multilatérales onusiennes et du poids numérique des pays les plus vulnérables, ces derniers peuvent peser sur le processus plus que leur pouvoir structurel ne peut le laisser penser a priori. Ils peuvent également jouer de leur leadership moral pour rappeler aux pays pollueurs leur responsabilité historique et les pousser à agir, au risque d’être montrés du doigt par les médias et les opinions publiques. Ainsi, lors de la COP21, les États vulnérables se sont mobilisés dès le premier jour de la négociation pour appeler à une limitation de l’augmentation de la température à la surface du globe à 1,5°C au lieu de 2°C, en insistant sur le risque de disparition des territoires insulaires et de pertes et dommages irréversibles que même une augmentation de 2°C représentait pour eux. Si le seuil des 2°C a été maintenu dans l’Accord de Paris, ces petits pays ont néanmoins connu une victoire symbolique, le texte final reconnaissant la nécessité de limiter si possible la hausse de la température à 1,5°C.
D’autre part, ces petits pays ont la capacité de mettre à l’agenda de nouveaux enjeux qui les concernent tout particulièrement. Alors que les négociations climatiques étaient à leurs débuts principalement orientées vers la question de la répartition des efforts d’atténuation des émissions de gaz à effet de serre entre les pays industrialisés, les pays en développement, par le biais du G77+Chine, sont parvenus progressivement à inscrire de nouveaux enjeux comme l’adaptation et la reconnaissance de la primauté du droit au développement. Plus récemment, les pays les plus vulnérables – à travers les groupes des pays les moins avancés et l’Alliance des petits insulaires du Pacifique – sont parvenus à imposer la question des pertes et dommages dans les négociations internationales, ainsi que celle des migrations.
Si les petits pays peinent à véritablement peser sur les résultats des négociations, encore dominés par les rapports de force entre pays développés et émergents, ils peuvent néanmoins peser sur le processus de négociation à travers la mise à l’agenda de nouveaux enjeux qui leur sont chers ; usant ainsi de leur leadership moral pour rappeler l’urgence de répondre au problème climatique par une action mondiale et ambitieuse.