ANALYSES

Sommes-nous bien défendus ?

Tribune
13 juillet 2017
Le 14 juillet est toujours l’occasion de nous poser la question de l’état de nos forces armées : sommes-nous bien défendus ?

Une défense doit avant tout être adaptée à la menace. Ainsi avant la Seconde Guerre mondiale, nous pensions être bien défendus avec la ligne Maginot. Nous avions alors bien apprécié le type de menace – celle envers l’intégrité de notre territoire venant de l’Allemagne – mais pas sa forme de guerre de mouvement combinant l’arme aérienne et l’emploi de blindés ; toutes choses pour lesquelles la ligne Maginot s’est révélée inadaptée.

Aujourd’hui, il n’y a plus de menace avérée à l’intégrité de notre territoire. En revanche, certains de nos alliés d’Europe de l’Est et du Nord ressentent ce type de menace de la part de la Russie. Nous subissons également les attentats terroristes d’extrémistes islamiques sur notre territoire et tentons de lutter contre sa propagation par le biais d’opérations militaires sur les territoires extérieurs. Enfin, chaque jour, la prégnance du risque cyber – dont les implications et les stratégies offensives sont encore difficilement appréciées – se fait de plus en plus forte.

Ce sentiment d’une montée des périls, couplée avec une demande récurrente des Etats-Unis de voir les Européens mieux prendre en compte leur défense, a conduit les candidats à l’élection présidentielle à focaliser le débat sur l’effort financier consacré à nos armées. Ces derniers se sont sentis obligés de prendre position sur les 2% du PIB affecté à la défense, un objectif fixé par le sommet de l’OTAN de 2014. Sans être nécessairement « le mieux disant », le président de la république, Emmanuel Macron, a proposé que cet objectif soit atteint en 2025. De son côté, le chef de l’État-major des Armées, dans une tribune publiée en décembre 2016, a indiqué qu’il souhaitait que ce pourcentage soit atteint en 2022.

Si ce débat sur les 2% a le mérite de la simplicité, il ne permet pas d’appréhender les véritables questions que nous devons nous poser : une défense pour quoi faire ? Pour répondre à quelles menaces ? Pour quelles ambitions et avec quels moyens financiers disponibles ? Les livres blancs qui se sont succédés depuis 2008 ont toujours eu du mal à appréhender la variable financière car elle est vécue par la communauté stratégique comme une contrainte et non comme la résultante d’un équilibre nécessaire entre les moyens affectés à la sécurité et les autres politiques publiques. Or, sauf en période de guerre affectant l’intégrité de notre territoire et où la question budgétaire n’a plus à entrer en considération, le niveau des dépenses militaires ne peut résulter que d’un arbitrage entre ces différentes politiques publiques. Ainsi, le bien-être et le développement de notre société constituent aussi un rempart essentiel face aux menaces extérieures : la résilience d’une société est d’autant plus grande que sa cohésion sociale est forte.

« L’état de santé » de notre armée est aujourd’hui contrasté. On peut le décrire de la manière suivante :

  • Le niveau d’équipement de nos armées est à la fois de très haut niveau et inégal. Il faut éviter ici le misérabilisme qui règne parfois. Nous disposons aujourd’hui d’équipements modernes, de haute technologie et ayant un niveau de performance très élevé. On peut ainsi citer les forces dédiées à la dissuasion nucléaire, nos avions de combat Rafale et les armements qu’ils emportent, les hélicoptères de combat et de transport, une partie de la flotte de surface, ainsi que nos capacités de transport. L’avion de transport A400 M rencontre certes encore des problèmes et entre en service tardivement mais il va accroitre singulièrement nos capacités de transport tactiques et stratégiques par rapport à la situation qui prévalait auparavant. Parallèlement, il subsiste des domaines où nous accusons du retard dans le renouvellement des matériels, comme les véhicules blindés de combat et les drones de reconnaissance.

  • Nous souffrons d’un taux de disponibilité des matériels insuffisant. La cause en est simple : si nous ne sommes pas en guerre pour défendre notre territoire, notre armée, elle, est bien en guerre sur les territoires extérieurs de manière permanente et avec un niveau élevé d’emploi des forces. Les hommes souffrent, les matériels aussi et le coût d’entretien de ces matériels dépasse ce qui avait été envisagé. Même si on peut améliorer notre organisation en matière de maintien en condition opérationnelle des matériels, la réponse est fondamentalement binaire : soit il faut augmenter les crédits pour accroître le taux de disponibilité des matériels, soit il faut limiter le nombre d’opérations extérieures.

  • Le niveau de nos forces armées en lui-même est excellent. Capacité à planifier des opérations dans l’urgence, capacité à combattre, capacité à s’adapter au terrain : tous les voyants sont au vert. L’armée française est intervenue au Mali dans un délai de 24 heures et a su déployer 10 000 hommes dans le cadre de l’opération Sentinelle après les attentats de Charlie en moins d’une semaine : c’est exceptionnel mais en même temps, cette armée est perpétuellement au seuil de rupture du fait de son utilisation intensive.


Aujourd’hui, il faut remédier à cette situation de déséquilibre qui fait tomber l’excellence de notre armée dans l’impuissance. Pour ce faire, plusieurs mesures devraient s’imposer :

  • En premier lieu, il faudrait que le dialogue entre le ministère des Armées et le ministère de l’Economie et des Finances cesse de prendre le caractère conflictuel qu’il a habituellement. Le ministère de l’Économie et des Finances cherche des économies là où le ministère des Armées demande plus de crédits. De ces arbitrages résultent en général une cote mal taillée et ce d’autant plus que la réalité des contraintes budgétaires n’intervient qu’après que les livres blancs sur la défense aient été élaborés. Par exemple, la solution n’est pas tant de fixer un plafond financier aux opérations extérieures que de déterminer un nombre d’opérations que nous pouvons raisonnablement conduire sans mettre à mal les équilibres budgétaires généraux ou ceux du ministère des Armées ;

  • Corrélativement, il faut s’interroger sur l’efficacité de ces opérations extérieures et sur leur durabilité. L’opération au Mali devait durer six mois, nous en sommes à 4 ans et demi. La légitimité de cette opération au regard des défis de sécurité auxquels nous faisions face n’est pas en cause mais nous devons nous interroger à deux niveaux. Les conditions permettant un règlement de la crise malienne sont-elles réunies ? L’emploi de la force armée n’est qu’un outil parmi d’autres pour régler les crises. Sans d’autres outils de nature civile, de développement économique, de bonne gouvernance et, bien sûr, de solution politique à la crise, l’action militaire est vouée à l’échec. Il faut en deuxième lieu s’assurer que d’autres pays pourront se substituer à l’action militaire de la France dans le temps. C’est l’intérêt de l’initiative G5 Sahel soutenue par la France qui vise à ce que les pays de la région se substituent à la France pour assurer la sécurité dans la bande sahélienne. En second lieu, on constate que depuis 5 ans se sont additionnées les opérations extérieures sans limite de temps et sans véritable appréciation de l’efficacité de l’outil militaire au regard des autres conditions à réunir pour mettre fin à une crise et rétablir la sécurité. Prises une part par une, toutes ces actions sont légitimes mais prises dans leur globalité, leur soutenabilité excède les capacités de notre pays.

  • La menace terroriste sur notre territoire ne cessera pas de sitôt, même s’il est peu probable que le niveau de violence terroriste augmente sensiblement dans les mois et années qui viennent. Au-delà des interrogations sur la préservation des libertés publiques, qui est une question réelle, c’est cette prise en compte de la pérennité de la menace terroriste qui justifie le projet de loi destiné à pérenniser les mesures figurant dans l’état d’urgence. Pour ce qui est des forces armées, signifier que celles-ci sont engagées dans la lutte contre le terrorisme est nécessaire car les actes perpétrés ne relèvent pas des atteintes de droit commun aux biens et aux personnes et il faut que l’Etat souligne cette caractéristique, ce qui ne peut être fait qu’en engageant la force armée. En revanche, faut-il maintenir le niveau de déploiement de l’opération Sentinelle, entre 7000 et 10 000 soldats depuis janvier 2015, pour faire face à cette menace ? Cela coûte cher et affecte durablement le format et l’organisation de nos armées. C’est un gain d’économie potentiel qui pourrait être réalisé en réduisant le niveau de déploiement de Sentinelle sans que le signal de résilience de la société que nous envoyons aux terroristes potentiels, ainsi que notre sécurité, n’en soient affectés.

  • Notre outil industriel de défense est pour sa part essentiel. Il est le garant de notre autonomie stratégique. Il nous faut être capable de concevoir nos armements les plus essentiels et ne pas dépendre d’approvisionnement hors de l’Union européenne si nous voulons préserver notre liberté d’action : l’expérience nous l’a prouvé depuis 50 ans. Pour maintenir cette autonomie d’action, trois conditions doivent être réunies quant à la nature de l’outil industriel.


De l’innovation. Il faut des crédits affectés à la recherche de défense et à l’innovation en général afin de préserver nos capacités de demain. Cet effort de recherche de défense est d’autant plus utile que cela nous permettra de bien inscrire nos entreprises de défense dans le cadre de la consolidation industrielle européenne qui résultera des initiatives actuelles de la Commission européenne de financement de la recherche de défense par des fonds communautaires. Bercy doit en être persuadé : plus de crédits de recherche de défense de l’Union européenne ne doit pas être synonyme de moins de crédits de recherche de défense de la France. Ce sont les équilibres industriels européens qui sont en jeu aujourd’hui, ceux qui maintiendront ou augmenteront l’effort de recherche de défense au niveau national l’emporteront dans les consolidations industrielles européennes de demain.

De la prévisibilité. L’industrie a horreur des à-coups, elle ne peut gérer des réductions brutales de crédits non prévues. A l’inverse, il est inutile de procéder à des augmentations massives de budget. Il faut à ce niveau que la culture de la politique industrielle de défense dépasse le cadre strict du ministère des Armées et soit intégrée au niveau interministériel. La question n’est pas de succomber à la pression d’un lobby militaro-industriel mais de planifier le maintien de la compétitivité de cette industrie pour les années futures.

De la fluidité et de l’agilité. Il faut dépasser la notion d’industrie de défense et de « marchand de canons ». Quatre de nos plus grandes entreprises de défense ont une activité majoritairement civile. Ce sont des entreprises de hautes technologies, innovantes et créatrices d’emplois. Elles participent d’autant plus à l’esprit de reconquête de notre pays qu’elles ont compris que la performance des systèmes de défense de demain viendront bien souvent de l’introduction de technologies issues de l’industrie civile, utilisation des big data, intelligence artificielle et information quantique dans le futur. Ici, c’est tout le secteur industriel mais aussi les donneurs d’ordre publics qui doivent pouvoir s’adapter à cette mutation technologique.

Tous ces enjeux seront au cœur de la revue stratégique qui a débuté, ainsi que de la future loi de programmation militaire. Ils sont au cœur également des initiatives en cours pour revivifier l’Europe de la défense, notamment dans un cadre franco-allemand comme on a pu le voir avec les décisions prises lors du Conseil des ministres franco-allemand de ce 13 juillet. L’un des défis, qui n’est pas des moindres, est qu’il faudra intégrer nos réflexions en cours au niveau national dans un cadre européen si nous ne voulons pas nous retrouver isolés en Europe.
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