ANALYSES

« Israël/Palestine » – 3 questions à Jean-Paul Chagnollaud

4 juillet 2017
Jean-Paul Chagnollaud, professeur émérite des universités, est président de l’IREMMO (Institut de Recherche et d’Études Méditerranée Moyen-Orient) et de la revue Confluences Méditerranée. Il répond à mes questions à l’occasion de la parution de son dernier ouvrage « Israël/Palestine : la défaite du vainqueur », aux éditions Actes Sud.

Un de vos chapitres s’appelle « Tuer d’abord, négocier ensuite ». Est-ce votre vision de la politique israélienne ?

J’ai choisi cette formule pour le titre du chapitre consacré aux assassinats ciblés de Palestiniens décidés par les autorités israéliennes, notamment pendant les années de la seconde Intifada. Lorsque ce sujet difficile est évoqué on se contente souvent de quelques généralités assez simples – voire simplistes – qui ne font que reprendre les argumentaires officiels prétendant les légitimer : empêcher les terroristes d’agir, et donc sauver des vies, implique nécessairement de les tuer.

L’examen détaillé de ces pratiques montre que la réalité est bien plus complexe. D’abord, se pose la question de la définition même du terrorisme et de la désignation des terroristes qui, pour le camp auquel ils appartiennent, sont avant tout des résistants ayant recours à la lutte armée contre un système d’occupation fondé sur une domination militaire. En s’appuyant sur des sources israéliennes et notamment sur les déclarations d’anciens dirigeants du Shin Bet (rapportées dans le livre de Don Moreh, Les sentinelles, Editions Héloïse d’Ormesson, 2015), on constate que, dans de nombreux cas, ces assassinats, loin de sauver des vies, ont au contraire contribué à alimenter l’engrenage de la violence et à entraver la mise en place de discussions politiques entre les deux parties. Bien souvent, ce sont des responsables politiques influents et donc de potentiels interlocuteurs qui ont été visés ; bien souvent également, il ne s’agissait que de faire souffrir l’Autre sans aucune perspective politique… Au total, ce sont quelques centaines de militants et de cadres des mouvements palestiniens qui ont ainsi été abattus.

Cette analyse des contradictions de cette forme de violence ne doit pas faire l’impasse sur les attentats-suicides conduits, notamment par le Hamas, dont le bilan humain et politique a été absolument désastreux. Cela montre aussi à quel point les deux sociétés sont emportées par leurs passions. La peur et la haine s’entremêlent et se conjuguent trop souvent pour étouffer toute forme de rationalité qui permettrait d’ouvrir un espace de compromis politique.

Vous parlez d’une « conversion des perspectives » qui fait que les Israéliens se voient non comme une puissance occupante mais comme une victime menacée dans son existence par l’ennemi. Pouvez-vous développer ?

C’est du même ordre que ce que je viens d’évoquer : les passions et les ressentiments l’emportent sur toute forme d’analyse rationnelle et font donc le jeu des plus radicaux, notamment en Israël depuis une quinzaine d’années. C’est à dire depuis la seconde Intifada qui a creusé un fossé abyssal entre les deux sociétés.

La politique d’Israël ne se comprend qu’à la lumière du poids écrasant de la Shoah dans la mémoire collective. Ce sentiment profond – quelque part existentiel – d’être en danger de mort dès que des tensions et a fortiori des violences surgissent est omniprésent. C’est pourquoi, par exemple, la seconde Intifada a été dévastatrice pour le camp de la paix en Israël. Dès lors, le fait qu’il existe depuis 1967 une situation d’occupation est gommé, occulté, récusé par un grand nombre d’Israéliens qui se vivent d’abord comme des victimes en puissance, d’autant que les premières années d’existence de l’État d’Israël ont été marquées par la violence du refus arabe. Tout cela reste gravé de manière indélébile dans la mémoire collective par ailleurs constamment nourrie par l’éducation et par de multiples commémorations, dont la plus imposante se déroule chaque année au mémorial de Yad Vashem.

Si cette dimension capitale de la société israélienne est incontournable, il faut aussi voir que les dirigeants israéliens les plus nationalistes n’hésitent pas à l’instrumentaliser de bien des manières pour servir leurs propres desseins politiques et tenter de camoufler leur entreprise de colonisation des terres palestiniennes.

Tout cela contribue à faire oublier la réalité pourtant incontestable de l’oppressante occupation militaire. Les territoires palestiniens avec Jérusalem-Est sont occupés au sens du droit international comme vient encore de le rappeler l’importante résolution 2334 du 23 décembre 2016, adoptée à l’unanimité par le Conseil de sécurité des Nations unies. Fait notable : les États-Unis l’ont implicitement soutenue par leur abstention.

Et plus largement encore, tout cela fait oublier que la seule véritable garantie de la sécurité d’Israël passe par la paix et non par la guerre… Comme le montrent pourtant les précédents des traités de paix avec l’Égypte (en 1979) et avec la Jordanie (en 1994).

Vous parlez de la « logique totalitaire » du Hamas et du Fatah comme un « appareil clientéliste ». Comment dès lors les Palestiniens peuvent-ils être représentés ?

Pour les Palestiniens le « drame dans le drame » c’est leur division à la fois politique, idéologique et territoriale. D’un côté le Hamas et de l’autre l’Autorité palestinienne (AP), dirigée par le Fatah. Depuis une dizaine d’années – et tout particulièrement depuis la mort de Yasser Arafat en novembre 2004 – ils ont été incapables de reconstituer une unité nationale qui leur est pourtant indispensable. Alors même qu’ils ne cessent de proclamer que la réconciliation est en marche, aucune des tentatives de rapprochement n’a, à ce jour, abouti.

De surcroît, ces deux principaux partis ont perdu une part de leur crédibilité auprès de nombreux Palestiniens et tout particulièrement des jeunes… Cette déshérence est surtout la conséquence de l’absence totale de perspective politique. Le Hamas semble se cramponner à son pouvoir dans la bande de Gaza où il refuse la tenue d’élections qui démontreraient qu’il y est minoritaire ; l’AP paraît tourner en rond, engluée au sein d’un appareil dépourvu de véritable stratégie et très largement dépendant de soutiens financiers extérieurs. À cela s’ajoutent les instrumentalisations de ces contradictions par de multiples acteurs, en Israël et ailleurs.

Dans un tel contexte délétère, il faudrait enclencher un processus de ressourcement des institutions palestiniennes. L’Organisation de libération de la Palestine (OLP) n’est plus représentative de toutes les sensibilités politiques puisque le Hamas n’en fait pas partie. Quant à l’AP, les mandats de ses instances ont expiré depuis longtemps : le Conseil législatif a été élu en 2006 et Mahmoud Abbas en 2005. De nouvelles élections seraient donc nécessaires. Mais l’AP ayant été conçue par les accords d’Oslo comme une étape institutionnelle provisoire dans l’attente d’un État, seule la création de ce dernier à côté de l’État d’Israël permettrait d’établir la légitimité pérenne d’institutions palestiniennes.
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