18.11.2024
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Presse
16 avril 2017
La question du rapport au libéralisme est complexe, puisque en réalité nous sommes confrontés à un système économique avant tout bureaucratique et qui répond de moins en moins à la définition historique du capitalisme. Les développements liés à la mondialisation ont reposé sur une instrumentalisation du concept de marché financier, fardé de croyances technocratiques dénuées d’empirisme : la rationalité absolue des marchés, leur efficience, les bienfaits méta-économiques d’un libre-échange total avec des pays qui n’en respectent pas les règles, etc.
On constate un rejet de cette récupération bureaucratique, qui a été au cœur des institutions de la mondialisation et de la construction européenne depuis quarante ans, en particulier dans sa focalisation sur la question monétaire.
Dans le même temps, le contrôle étatique des sociétés atteint en réalité des sommets de minutie. Derrière la prétention des bureaucraties au libéralisme, la liberté d’entreprendre est mise à mal par des procédures qu’on aurait difficilement imaginées il y a quelques décennies. En France, la réaction à ces évolutions prend pour l’heure la forme paradoxale d’un étatisme nostalgique, ethniciste dans le cas du FN. La synthèse américaine (qui va bien au-delà de la personne controversée de Donald Trump) autour d’un libéralisme entrepreneurial qui remet en cause les failles de l’ordre industriel mondial est déjà plus intéressante.
Il est évident que la finance s’est déconnectée de l’économie réelle, mais ne croyons pas que, sous sa forme actuelle, la régulation financière règle le problème. Elle s’attèle très peu à la question de la responsabilisation de banques européennes sous-capitalisées et habituées au « too big to fail ». Dans le même temps la frénésie réglementaire encourage surtout le développement de nouveaux produits dérivés, qui répondent justement aux nouvelles contraintes réglementaires, et de passerelles de la fonction publique vers le monde bancaire.
Comment décrire justement l’évolution du capitalisme dans les pays occidentaux ces dernières décennies ? Et quels impacts ces évolutions ont-elles pu avoir sur les sociétés ?
Le capitalisme n’a jamais promis d’être pur ou dénué de dérives financières. Pour croire à ce capitalisme « platonicien », mieux vaut ne pas ouvrir un livre d’histoire économique. Excusez cette définition quelque peu prosaïque mais le capitalisme au fond c’est la capacité d’allouer l’argent à tâtons, de façon décentralisée, éventuellement massive, là où il va permettre à une activité de croître de façon productive, parfois révolutionnaire. Ce processus nécessite une certaine abondance (voire un excès) de capitaux pour qu’une partie, même minoritaire, de ces capitaux finisse par s’orienter de façon efficace.
Cela ne fonctionne pas en situation de pénurie financière… ou d’océan de liquidités contrôlés par une bureaucratie centrale, même si celle-ci se prétend libérale.
Au moment où nos bureaucraties ont fait mine de se convertir au libéralisme elles l’ont en même temps affaibli en prétendant instaurer le libre-échange avec de grandes économies dont les dirigeants l’interprètent dans un sens mercantiliste, qu’il s’agisse du Parti communiste chinois ou de la Grande coalition allemande. Le libre-échange est un outil intéressant, à condition de respecter un certain niveau de réciprocité, d’équilibre des échanges commerciaux et de règles communes en ce qui concerne les politiques économiques et de taux de change.
On voit depuis plusieurs décennies les conséquences ravageuses de la désindustrialisation sur les strates les moins éduquées, mais cette tendance est en fait beaucoup plus générale et inquiétante. La situation actuelle renvoie, dans une certaine mesure, à l’intuition de Friedrich Hayek développée dans le « Chemin de la Servitude » sur les conséquences du collectivisme bureaucratique. A cet égard, le discours sur « l’élite mondialisée » est quelque peu trompeur, surtout si l’on observe tout cela depuis Paris… On devrait justement souhaiter à la France d’avoir une élite qui comprenne le monde.
Comment la financiarisation du capitalisme a-t-elle modifié la structure des économies occidentales ? Quelles ont été les conséquences sur la production des pays ?
La financiarisation a changé l’échelle de temps des décisions d’investissement et a entraîné, avec l’ouverture commerciale générale, une déconnexion entre conception, production et consommation. Alors que les économistes ont appris à se focaliser pendant des décennies soit sur la question de la demande, soit sur celle de l’offre, une impasse générale se dessine depuis les années 1980 : faiblesse structurelle de la demande et stagnation de la productivité. Les bulles financières, immobilières en particulier, sont dès lors encouragées par les banques centrales car elles viennent gonfler artificiellement la demande d’une partie des ménages, ce qui sur le moment fait croire à l’avènement d’une « croissance moderne ». Mais la réalité est celle d’une atonie des revenus depuis trois décennies, comme cela a été très justement évoqué pendant la campagne américaine, au cours de la primaire républicaine comme de la primaire démocrate.
Dans le même temps, la stagnation de la productivité est l’objet de toutes sortes d’analyses… On ne comprend pas que les nouvelles technologies aient pu accoucher d’une productivité plate. De plus en plus de décideurs économiques prennent conscience de la limite du modèle de dissociation entre conception et production. La bureaucratisation a enfermé les ingénieurs qui n’ont pas encore fui l’industrie dans des bureaux d’étude souvent déconnectés de chaînes de production tentaculaires réparties en fonction de paris macroéconomiques de court terme.
L’outsourcing/off-shoring a atteint ses limites, d’autant plus que les ressources consacrées à recoller les morceaux d’une production labyrinthique sont devenus très importantes pour nombre d’industries. Les Allemands en particulier commencent à s’en inquiéter car ils ont poussé ce modèle à son extrémité en Europe centrale et en Asie. Par ailleurs, la chute rapide des prix des composants robotiques permet de redonner progressivement l’avantage aux pays développés. En limitant l’avantage aux bas salaires, elle devrait permettre, avec une politique économique et commerciale rééquilibrée, une réintégration des processus industriels pour les pays développés qui savent encore s’orienter.
Les revenus du capital sont-ils devenus plus rentable que ceux du travail ? Quels ont été les conséquences sur la répartition des richesses à travers le monde ?
Dans ce modèle on a vu dans la quasi-totalité des pays développés la part des salaires dans le PIB, passer de niveaux autour de 65% vers des niveaux autour de 55% (part des salaires dite ajustée dans la terminologie statistique), avec un revenu du capital qui a augmenté symétriquement. Par ailleurs au sein des revenus salariaux eux-mêmes les disparités ont naturellement augmenté ; ce qui a été l’objet de nombreux travaux académiques et d’une large prise de conscience au cours des dernières années. Cette prise de conscience s’est faite de façon frustrante néanmoins, puisqu’on a été jusqu’à parler de taxes mondiales pour y remédier ; ce qui est irréaliste et donc sans intérêt.
Il est important de voir la dynamique d’éclatement productif qui a été à l’œuvre.
La résorption des inégalités ne peut advenir que dans un cadre de relocalisation productive. C’est sur ce sujet que la social-démocratie a creusé sa propre tombe. Beaucoup d’analyses décrètent l’existence d’une situation statique et en déduisent que la paupérisation ne peut concerner que les populations peu éduquées. D’où l’idée d’un assistanat relooké à coût d’invocations « universelles »… Nous nous trouvons justement à ce point d’inflexion où la destruction va beaucoup plus loin en réalité et sape même le renouvellement de l’élite. Les effets sociologiques varient d’un pays à l’autre. En France en particulier, se développe un système de segmentation générationnelle extrême et un traitement de la jeunesse, qu’elle soit peu éduquée ou très éduquée, qui menace le niveau de compétence du pays.
Aux Etats-Unis, les dogmes d’un libéralisme extrême sont en train de s’effondrer. Faudrait-il réformer le capitalisme aujourd’hui, afin de le reconnecter à une économie réelle ?
Le libéralisme bureaucratique s’effondre depuis 2008 dans tous les pays anglophones. Cela s’est manifesté de façon limpide au moment du vote du Brexit et de l’élection de Donald Trump en ce qui concerne l’opinion populaire. Mais cela est tout aussi claire en réalité au niveau de l’élite si l’on s’amuse à lire le Financial Times ou le Wall Street Journal entre les lignes. Aux Etats-Unis on voit également une remise en cause du libre-échange intégral face aux stratégies commerciales de l’Allemagne et de la Chine en particulier.
Le Brexit et l’avènement de Trump ont eu des relents tout à fait nauséabonds. Pour autant, ni le Royaume-Uni ni les Etats-Unis ne sont en train de sombrer dans l’extrémisme. Il semble d’avantage s’agir d’une nouvelle synthèse avec d’importants contre-pouvoirs à l’œuvre par ailleurs, après une dérive économique de plusieurs décennies. En Europe, la zone euro a permis à de tels déséquilibres industriels de se développer autour de l’Allemagne que la simple question d’une stabilisation des modèles économiques soulève de violents tabous que l’on juge préférable d’abandonner aux extrêmes.
Ce qui est intéressant aux Etats-Unis c’est la renaissance générale de la question de la localisation de la production, des deux côtés de l’échiquier politique désormais. L’évolution technologique, avec la chute des coûts de la robotisation y est propice. Réformer le capitalisme c’est s’atteler à cette question du rééquilibrage industriel, et non pas écraser les entreprises sous le poids de la folie réglementaire.
Quelques semaines après son arrivée au pouvoir durant l’été 2016, Theresa May a déclaré vouloir « reconstruire une économie qui fonctionne pour tout le monde ». Une position que l’on a pu remarquer également chez Donald Trump, dont l’élection est due dans une large mesure à la mobilisation des catégories les plus vulnérables à la mondialisation. Si les pays anglo-saxons semblent avoir pris à bras le corps l’idée d’une réforme du capitalisme financier, qu’en est-il de la France ? Les penseurs du libéralisme français et les personnalités politiques qui les représentent se sont-ils suffisamment penché sur le sujet ?
Beaucoup de gens s’inquiètent justement de ce que Donald Trump, bien que protectionniste sur le plan commercial, soit très libéral en ce qui concerne le secteur financier et défende une sorte de capitalisme à la fois financier et protectionniste. L’interrogation est légitime face à ce paradoxe apparent, mais d’un point de vue historique, protectionnisme et libéralisme vont en fait plutôt de pair, tout comme le capitalisme et l’Etat sur une échelle plus longue.
Theresa May réaffirme pour sa part l’engagement libre-échangiste de son pays tout en parlant de politique industrielle, une notion longtemps restée taboue outre-manche car associée aux ratés de l’économie britannique d’après-guerre. N’oublions pas que ce sont les Anglais qui ont inventé le welfare state… Elle se montre par ailleurs prête à sacrifier une partie de l’activité européenne de la City dans le cadre des négociations sur le Brexit. Mais au fond pour ces deux dirigeants l’ennemi n’est pas la finance. Ils remettent davantage en cause la croyance dans l’absoluité du marché ; croyance inhérente à la finance bureaucratique des trois dernières décennies.
Le marché est un outil extraordinaire d’allocation de capitaux mais quiconque comprend les marchés, qu’ils soient financiers ou réels, sait qu’ils sont structurellement imparfaits, instables et biaisés. Toute la régulation financière est un château de cartes si l’on n’est pas un tant soit peu capable d’identifier les bulles et de responsabiliser les banques en limitant leur taille et en leur imposant des niveaux de capitalisation adéquats ; ce qui n’est pas le cas aujourd’hui en Europe.
En toute logique, Trump et May réfléchissent tous deux à initier d’importants programmes d’infrastructure. Ces développements adviennent après environ trois décennies de croyance dans un absolu qui s’est effondré en 2008. Les croyances de l’ère Reagan-Clinton ou Thatcher-Blair s’effritent en fait depuis l’éclatement de la bulle internet. Il aura fallu attendre plus d’une décennie donc pour qu’un véritable virage commence à s’opérer, mais de ce fait la rupture intellectuelle n’est pas si brutale qu’à première vue. En France et en Europe du Sud, la bureaucratie aura mis beaucoup plus longtemps à se convertir à la croyance en un marché absolu car celle-ci ne faisait pas partie de son « logiciel ». Cette conversion a donc été intellectuellement beaucoup plus destructrice. De façon certes paradoxale, le développement du libéralisme bureaucratique a détruit l’Ecole libérale française. Le traitement indigne dont a été victime Maurice Allais pendant les trois dernières décennies de son existence en témoigne. La compréhension limitée des mécanismes de marché retarde dramatiquement l’aggiornamento…