04.11.2024
« Paris Pékin express » – 3 questions à David Baverez
Édito
6 avril 2017
Selon vous, la Chine n’est pas une dictature mais a développé un modèle unique de gouvernance. Comment le définiriez-vous ?
Un pays qui laisse chaque année 80 millions de ses ressortissants librement voyager à l’étranger et revenir ne peut être qualifié de simple « dictature ». La situation est plus complexe, comme toujours en Chine. L’Empire du milieu est en réalité l’exemple-même de la « démocrature », mix de « cyberdémocratie » d’une part, à travers l’essor des réseaux sociaux mettant quotidiennement le pouvoir sous pression, et de « dictature » d’autre part, contrôlée par une méritocratie a la tête du pouvoir central. Ce modèle unique de pouvoir fort – bien diffèrent de celui de la Russie ou la Turquie – est hautement fluide et instable.
L’acceptation de la limite des libertés individuelles chez un peuple fort peu docile – contrairement à la perception générale en Occident – ne se conçoit que contre l’obtention d’un bien commun : le retour de la Chine à la pole position sur l’échiquier mondial qu’elle occupait en 1850. L’obligation de croissance qui en résulte pour le gouvernement chinois l’incite à suivre un triptyque gagnant : vision (la Chine comme numéro Un mondial), détermination (comme lors de la récente campagne anti-corruption) et courage (réforme des structures archaïques du Parti, de l’Armée et des sociétés étatiques).
Pour replacer la compétence au sommet de l’Etat, le président Xi Jinping a fait le pari de s’appuyer sur les Princelings, ses amis « Princes-héritiers », enfants de la garde rapprochée de Mao. Après avoir largement bénéficié économiquement des « Trente Glorieuses » de l’ère Deng Xiaoping, ils sont bien déterminés à s’emparer du pouvoir politique, traditionnellement disputé entre les factions rivales du Parti, conservateurs contre réformateurs. De l’évolution de ce mariage à trois dépendra le futur politique de la Chine, que Xi entend marquer par un cycle de trois décennies de « xibercratie » (2012- 2049), après celles de Mao (1949-1976) et de Deng Xiaoping (1978- 2008).
Vous évoquez le développement d’une opinion publique en Chine. Comment s’exprime-t-elle ?
La principale « erreur » de l’équipe précédente, le tandem Juntao-Jiabao, aura été de ne pas avoir su contrôler l’explosion des réseaux sociaux en Chine, exemplifiée par le service WeChat du groupe Tencent, qui regroupe aujourd’hui plus de 700 millions d’internautes. En résulte pour la première fois l’émergence d’une opinion publique à grande échelle, hautement motivée à dénoncer quotidiennement les travers de la croissance à marche forcée de l’économie chinoise.
Le président égyptien Moubarak n’avait pas survécu trois semaines à la suppression d’Internet ; l’équipe de Xi Jinping, dans la tradition chinoise, a su parfaitement intégrer qu’il valait mieux s’efforcer de tourner une menace en opportunité. Il a ainsi utilisé ce nouveau « Big Brother » pour écouter les principales préoccupations des citoyens, tout en permettant un resserrement politique, hautement renforcé au cours des deux dernières années. Ainsi faut-il comprendre le revirement à 180 degrés sur la politique environnementale lors de la Cop 21, où la Chine, sous la pression des dénonciations quotidiennes des internautes en termes de pollution, est soudainement devenue le champion mondial de la décarbonisation.
Pollution, sécurité alimentaire, corruption, inégalités sociales, se révèlent ainsi les sources des principaux griefs d’une population, que le gouvernement adresse à travers des campagnes habilement ciblées, visant à attraper les « tigres comme les mouches » : autrement dit, les membres de l’instance suprême – le Comité permanent du Parti – comme les simples fonctionnaires locaux corrompus. De l’extrême habileté de Xi Jinping résulte sa forte popularité, d’autant plus appuyée qu’elle s’alimente régulièrement d’appels nationalistes, aptes à fédérer 1,3 milliard de chinois. De quoi rendre un hommage aux propos de Lee Kuan Yew, le « père » de Singapour : « Les Occidentaux élisent leurs leaders politiques à qui ils ne font pas confiance ; les Chinois n’élisent pas leurs leaders politiques a qui ils font confiance ».
Quelle est l’importance de la classe moyenne en Chine ?
La définition de la classe moyenne chinoise se prête à un vaste débat entre experts occidentaux. Si les cabinets de conseil évoquent généralement une population de 200 à 300 millions de consommateurs, le véritable marché adressable pour les produits occidentaux semble plutôt plafonner à environ 10 % de la population, soit une fourchette de 100 à 150 millions de consommateurs à fort pouvoir d’achat local. En témoignent les 70 millions d’iPhones vendus par Apple, les 80 millions de voitures particulières de marques étrangères en circulation ou encore les 50 millions d’enfants bénéficiant de cours privés le soir.
La véritable répartition de richesse restant le secret le mieux gardé par l’Académie chinoise des Sciences Sociales, la clef pour les groupes occidentaux consiste à réussir à pénétrer le plus rapidement possible un marché qui reste tout de même le plus attractif au monde en termes de potentiel : constitué de consommateurs jeunes – par opposition à l’Occident – et exhibant donc des caractéristiques bien particulières : versatiles, influençables, exigeants, digitalisés, bien souvent enfants uniques en quête de sens et de valeurs.
De quoi alimenter un casse-tête pour le gouvernement chinois : comment accélérer la consommation intérieure du pays, au moment même où la bulle immobilière s’essouffle, où le spectre de l’explosion des retraites s’annonce de par le soudain vieillissement de la population et où la progression des salaires ralentit fortement compte tenu du ralentissement de la productivité ? Les statistiques officielles gouvernementales d’une croissance générale de 10 % de la consommation semblent difficilement conciliables avec la progression de seulement 3 % des biens de consommation courante, ou encore la baisse des volumes de consommation de bière !
Il y a donc sans doute plus à parier dans le futur sur la continuelle progression du pouvoir d’achat des 10 % les plus favorisés du pays, bénéficiant de la digitalisation et de la robotisation accélérée de l’industrie et des services, plutôt que sur une très large « classe moyenne » citadine, en réalité laissée pour compte, sans moyens.