04.11.2024
Hommage à Tzvetan Todorov
Édito
9 février 2017
Tzvetan Todorov est né en 1939 à Sofia, en Bulgarie. Élevé dans un milieu intellectuel, il étudie les lettres modernes et commence à enseigner. Afin de poursuivre sa formation, il vient à Paris en 1963, avec l’idée d’y rester un an. « La France me paraissait le pays de la liberté et de la civilisation… Et avoir un équilibre entre matériel et spirituel »[1].
Roland Barthes est son directeur de thèse consacrée aux Liaisons dangereuses de Choderlos de Laclos, qu’il soutient en 1966. Entré en 1967 au CNRS, il obtient la nationalité française en 1973. En 1981, il épouse la romancière Nancy Huston, d’origine canadienne.
Après avoir fondé et dirigé le Centre de recherche sur les arts et le langage à l’EHESS, il devient directeur de recherche du CNRS en 1987. Il est directeur de recherche honoraire depuis 2005.
Il est membre du Comité de soutien de l’association Primo Lévi, destinée à aider les personnes réfugiées en France ayant été victimes de la torture ou de la violence politique dans leur pays d’origine, et également président de l’association Germaine Tillion qui divulgue l’œuvre et le message de la grande résistante dont il dit que l’exemple l’a amené à l’engagement politique. En 2008, Tzvetan Todorov a reçu le prix du Prince des Asturies en sciences sociales et en 2011, celui de la critique de l’Académie française.
Quatre de ses ouvrages concernent plus précisément le champ géostratégique : Mémoire du mal, tentation du bien, écrit peu après la guerre du Kosovo, Le Nouveau Désordre mondial, rédigé après celle d’Irak, La Peur des barbares, publié avant l’élection de Barak Obama et Les Ennemis intimes de la démocratie en 2012. Ces livres signés par un historien et philosophe permettent de « décloisonner » la discipline, lui apportent un regard extérieur et neuf.
Todorov estime par exemple que la guerre du Kosovo, loin de combattre le principe d’épuration ethnique, l’a fait triompher en rendant impossible la cohabitation entre les populations serbes et kosovares. Il remet en cause la vision dominante où les Serbes auraient tous les torts et où l’UCK (l’Armée de libération du Kosovo) verrait les siens totalement oubliés, et s’élève contre le manichéisme selon lui héritier des crimes totalitaires qui divise l’humanité en deux moitiés étanches : les bons et les mauvais, nous et les autres.
À propos de la guerre d’Irak, il rappelle que la guerre préventive est une innovation particulièrement contestable dans la vie internationale moderne. « Si on impose la liberté aux autres, on les soumet, de même que si on leur impose l’égalité, on les juge inférieurs »[2].
Selon lui, au Kosovo comme en Irak, il y eut une guerre illégale, une politique de force et des arguments contestables. « Dans les pays totalitaires, la vérité est systématiquement sacrifiée à la lutte pour la victoire. Dans un État démocratique, le souci de vérité doit être sacré ; sont en jeu les fondements mêmes du régime. » Todorov en profite pour développer le concept de « puissance tranquille », c’est-à-dire une puissance non agressive, au service de projets collectifs définis de façon multilatérale.
La Peur des barbares est une réponse aux théories sur le choc des civilisations mais également à ceux qui essayent, y compris à gauche, de montrer que l’islam n’est pas intégrable à nos sociétés. Alors que la majorité des émigrés actuels est d’origine musulmane, en Europe, attaquer les immigrés est politiquement incorrect. Pourtant critiquer l’islam est perçu comme un acte de courage, rappelle Todorov, les musulmans sont réduits à l’islam, lui-même réduit à l’islamisme politique, lui-même réduit au terrorisme.
Il revient longuement sur l’affaire des caricatures danoises en estimant que si le but des rédacteurs du journal danois avait été de provoquer une réaction violente de la part de certains musulmans et en conséquence un rejet par le pays de sa minorité musulmane, déjà en butte aux attaques du parti d’extrême droite, ils ne s’y seraient pas pris autrement. Il dégage une réflexion sur l’éthique de responsabilité et l’éthique de conviction. Si on a beaucoup évoqué Voltaire à l’époque, Todorov rappelle que ce dernier s’opposait aux institutions dominantes – l’État et l’Église – alors que les militants actuels reçoivent l’appui et l’encouragement des ministres et des chefs de partis au pouvoir. Lui qui a fui un régime totalitaire rappelle aussi que l’amalgame devient choquant lorsque ces combattants pour la liberté s’assimilent eux-mêmes aux dissidents des pays communistes en Europe de l’Est. « Ceux-ci pouvaient payer leur audace par plusieurs années de déportation, là où ceux-là risquent de se voir accueillis à la table du chef de l’État. Il est un peu excessif, à tout le moins, de vouloir bénéficier à la fois des honneurs réservés aux persécutés et des faveurs accordées par les puissants. »
Dans son dernier livre Les Ennemis intimes de la démocratie, il note que dans la Bulgarie communiste où il a vécu jusqu’à l’âge de 24 ans, l’absence de liberté touchait bien sûr les choix politiques, mais également des aspects qui n’avaient aucune signification idéologique : le lieu de résidence, le métier ou même les préférences pour tel ou tel vêtement. Le mot « liberté » était valorisé par le régime mais cela servait à en dissimuler l’absence. C’est donc avec inquiétude qu’il a vu en 2011 le terme « liberté » devenir une véritable marque pour des partis politiques d’extrême droite et xénophobes en Europe.
Toujours sur la question de l’islam, Todorov remarque : « On PARLE beaucoup en Occident du danger que représente l’islamisme pour les pays d’Europe ou d’Amérique du Nord, ce qu’on VOIT en revanche, ce sont les armées occidentales qui occupent les pays musulmans ou qui y interviennent militairement. » De fait, il dénonce l’hostilité face à l’islam, soigneusement entretenue par les pouvoirs politiques et les médias. Ainsi, lorsque le président de la République estime que la communauté française veut se défendre pour préserver son mode de vie, il note que le mode de vie des Français a changé de manière spectaculaire au cours des cent dernières années sous la pression de nombreux facteurs comme le recul de l’agriculture et la montée de l’urbanisation, l’émancipation des femmes et le contrôle des naissances, les révolutions technologiques et l’organisation du travail. Les contacts avec la population étrangère sont à cet égard un facteur plutôt marginal, conclue-t-il en rappelant que la culture étrangère de loin la plus influente en France est celle des États-Unis.
Les livres de Todorov passent l’épreuve du temps. Ils forment une véritable œuvre, pertinente intellectuellement et marquée par un véritable humanisme appliquant de façon universelle les principes de même nom.
[1] Propos recueillis par Olivier Barrot, « Un livre, un jour », France 3, 12 novembre 2002.
[2] Tzvetan Todorov, Le Nouveau Désordre mondial, p. 31