ANALYSES

Tunisie : le long chemin de la transition démocratique

Interview
16 janvier 2017
Le point de vue de Béligh Nabli
Six ans après la révolution qui a conduit au départ de Ben Ali, où en est la transition politique tunisienne ? La coalition Nida Tounes – Ennahda gouverne-t-elle de manière efficace ?

Les dernières élections, législatives et présidentielles de 2014 se sont traduites par une double défaite du parti islamiste Ennahda, au profit du parti Nidaa Tounes. Pourtant, la situation politique instille une impression de confusion. D’une part, parce que le parti majoritaire a décidé de gouverner sur la base d’une large coalition qui a brouillé sa ligne politique ; ensuite, l’alliance a priori contre-nature entre Nidaa tounes et Ennahada au nom de l’union nationale semble surtout source d’inaction ; enfin, Nidaa Tounes connaît de fortes dissensions internes, mêlant clivages politiques et lutte de pouvoir en vue de la succession du président Béji Caïd Essebsi.

Ces tensions freinent l’action gouvernementale – dont on a du mal à déceler la stratégie – et nourrissent l’exaspération d’un peuple tunisien frappé par une forme de « désenchantement démocratique ». Celui-ci se traduit notamment par un rejet de la classe politique, et certaines de ses figures de proues comme le leader d’Ennahda Rached Ghannouchi. A noter néanmoins l’émergence de nouvelles figures telles que le nouveau et jeune Premier ministre Youssef Chahed, qui bénéficie d’une réelle côte de confiance et réussit par-là à incarner le « changement » de la transition démocratique.

Au-delà des acteurs politiques, ce changement est désormais ancré dans constitution démocratique adoptée en 2014. L’ordre constitutionnel de la jeune Seconde République tunisienne prend forme autour d’une institution présidentielle et une « Assemblée du peuple » démocratiquement élues.

Le processus de justice transitionnelle prend enfin forme. Confrontée à des critiques lancinantes sur sa légitimité et son mode opératoire, l’« Instance Vérité et Dignité » (IVD) a débuté ses premières auditions publiques, ce qui a permis au peuple tunisien de (re)plonger dans un passé douloureux, avec des témoignages sur l’arbitraire qui a régné sous Ben Ali mais aussi Bourguiba. Ce difficile exercice de travail de mémoire est salutaire pour rendre hommage aux victimes, écrire l’Histoire pour mieux construire un avenir national commun.

Malgré ces progrès, de nombreuses institutions prévues par la constitution attendent d’être mises en place. C’est le cas du Conseil constitutionnel et du Conseil supérieur de la magistrature. Leur absence constitue des « vides institutionnels » qui nuisent à la mise en place d’un Etat de droit démocratique. Les Tunisiens subissent plus directement encore l’absence de « démocratie locale ». Depuis la révolution de 2011, aucune élection municipale n’a été organisée. Cela prive les Tunisiens d’élus locaux et crée des dysfonctionnements dans la gestion publique locale. Ces dysfonctionnements, notamment dans la gestion des déchets, pèsent sur la vie des Tunisiens.

De quels maux souffrent les Tunisiens aujourd’hui ? Quels sont les chantiers prioritaires pour relancer l’économie tunisienne ?

Le pays est pris dans un cercle vicieux et il peine à en sortir. Non seulement les causes socio-économiques de la Révolution demeurent d’actualité, mais aux inégalités sociales et territoriales s’ajoutent désormais une instabilité d’ordre sécuritaire.

Une partie de la population, tout particulièrement la jeunesse, diplômée ou non diplômée, de l’intérieur des territoires et des quartiers populaires des grandes villes, demeure animée par un sentiment de désespoir et d’absence d’avenir. Sauf que ces maux ont pris une dimension nouvelle du fait : de l’instabilité provoquée par la révolution puis les attaques terroristes ; et de la frustration crée par la déception post-révolutionnaire. Celui-ci nourrit le choix de la migration clandestine ou l’engagement dans un processus de radicalisation « religieuse » qui a pu naître avant même la révolution.

L’ensemble des indicateurs macroéconomiques demeurent alarmants : une croissance faible, 1,5% au lieu des 2,5% prévus pour 2016, un chômage toujours aussi élevé, un déficit budgétaire qui ne cesse de se creuser pour atteindre aujourd’hui 5,7% du PIB. Il faut ajouter à cela une nette baisse de la production du phosphate, principale richesse du pays, un retour de l’inflation, une impressionnante dépréciation de la monnaie nationale, le dinar, et une baisse du nombre d’investisseurs qu’ils soient publics ou privés, nationaux ou étrangers.

Cinq ans après la révolution, la Tunisie n’a toujours pas apporté de réponse stratégique et structurelle aux véritables racines de l’instabilité du pays. Notamment les crises sociales chroniques qui rythment le territoire du centre de la Tunisie. Les régions de Kasserine et de Sidi Bouzid, berceaux de la révolution, sont encore régulièrement l’objet de soulèvements populaires. Certains groupuscules djihadistes parviennent à exploiter cette frustration et tentent de s’ancrer sur ces territoires historiquement abandonnés par l’Etat.

La question est aujourd’hui de savoir si l’aide internationale exceptionnelle – actée lors de la récente conférence pour l’investissement « Tunisie 2020 » – sera effective et si le gouvernement tunisien en fera un usage efficace. Optimiste, le rapport sur les « Perspectives de l’économie mondiale » publié ces derniers jours par la Banque mondiale, prévoit pour la Tunisie un taux de croissance de 3% en 2017, 3,7 % en 2018 et 4% en 2019…

Depuis trois ans, l’Union européenne octroie chaque année à la Tunisie une aide de 170 millions d’euros, pour 2017, le montant de cette allocation sera presque doublé. Malgré les sommes importantes mises en jeux, on peut avoir l’impression que rien ne bouge. Concrètement, où finit l’aide internationale en Tunisie ?

La question de la redistribution de l’aide internationale mobilise également la société civile. Pour l’instant, l’Etat utilise ces fonds pour assurer, au mieux, le fonctionnement de ses services. L’aide permet notamment le recrutement et la rémunération de fonctionnaires, mais peu d’investissements d’avenir ont été opérés.

Il ne faut pas oublier que l’un des principaux enjeux de la Tunisie est l’enjeu sécuritaire. Parer la menace djihadiste a un coût élevé. Ses dirigeants le savent et se tournent vers la communauté internationale afin d’obtenir plus d’aide, notamment de la part des pays européens. C’est dans cette optique que s’est tenue la conférence internationale Tunisia 2020 afin de lever des fonds. Union européenne, pays européen, pays arabes, Qatar notamment, se sont engagés à accroître leur aide financière au développement du pays, pour notamment répondre à la menace sécuritaire qui ne concerne pas uniquement la Tunisie, mais toute la région.

Reste à voir comment l’aide va se matérialiser et ce qu’en fera l’Etat tunisien. Cette levée de fond exceptionnelle pourrait constituer une sorte de « Plan Marshall » et marquer un tournant dans la transition en Tunisie. La bonne gouvernance de l’Etat – y compris en matière de lutte contre la corruption – va être mise à l’épreuve. C’est aussi à cette aune que doit se mesurer la transition démocratique.

La Tunisie fait partie des principaux fournisseurs de djihadistes. On compte 5000 ressortissants tunisiens ayant rejoint des organisations terroristes comme Daech. Comment expliquer ce phénomène ? Quelle est la situation sécuritaire du pays ?

L’insécurité est diffuse. Elle s’est d’abord implantée à la frontière tuniso-algérienne, avec l’émergence, entre 2012 et 2013, de groupes salafo-djihadistes comme Ansar al-Charia, auteurs des premières confrontations avec les forces de sécurité tunisiennes.

La menace djihadiste s’est par la suite répandue à la frontière tuniso-libyenne profitant du chaos régnant après la chute de Mouammar Khadafi. Les nombreux djihadistes tunisiens présents en Libye représentent une menace conséquente, tout comme certains micro-foyers installés dans les banlieues populaires de Tunis. Ces cellules témoignent de la diffusion de la menace djihadiste à l’ensemble du territoire. Un nombre important d’entre elles ont récemment été démantelées par les forces de sécurité tunisiennes.

Autre menace d’envergure : l’éventuel retour des ressortissants tunisiens combattant au sein d’organisations djihadistes à l’étranger alors que Daech recule en Irak et en Syrie. Cette éventualité inquiète la population et génère des tensions politiques au sein de la coalition nationale. C’est l’Etat de droit du pays qui est mis à l’épreuve dans des circonstances exceptionnelles

Il y a beaucoup de déception, voire d’impatience chez les Tunisiens et le pays souffre de nombreuses difficultés sur le plan politique et économique. Compte tenu de ses souffrances pensez-vous qu’un retour en arrière soit envisageable voire souhaitable ? Où se dirige aujourd’hui le pays du Jasmin ?

Si certains civils et hommes politiques expriment leur désir de pardonner Ben Ali, son retour en grâce est exclu. Face aux défis sociaux et sécuritaires, l’option d’une Tunisie autoritaire, avec un pouvoir replié sur lui-même et qui contrôlerait la justice et les contre-pouvoirs (presse, ONG), est une option présente dans l’esprit de certains acteurs. Reste que la société civile a déjà fait montre de sa capacité à jouer son rôle démocratique de contre-pouvoir. De plus, la Tunisie dépend de l’aide internationale et celle-ci, l’aide européenne en particulier, est conditionnée à la poursuite de la transition démocratique. Une dérive autoritariste représente donc plus un risque qu’une opportunité pour un pouvoir quel qu’il soit…
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