04.11.2024
« L’immigration » – 3 questions à Catherine Wihtol de Wenden
Édito
6 janvier 2017
Peut-on fermer les frontières ?
Aucun pays peut s’enorgueillir de contrôler ses frontières dans le respect des droits de l’homme. Ceux-ci rendent impossible l’interdiction du passage des frontières à plusieurs catégories d’étrangers en fonction des accords signés par les pays d’accueil : les demandeurs d’asile, en vertu de la Convention de Genève de 1951, les membres des familles (épouse et enfants de moins de 18 ans), en vertu du droit de vivre en famille, principe constitutionnel dans de nombreux pays d’accueil, et les mineurs étrangers non accompagnés, en vertu de la Convention de 1989 sur les droits de l’enfant. De plus, les grands pays d’immigration du monde sont dépendants des migrations économiquement (besoin de main d’œuvre, qualifiée et non qualifiée) et démographiquement (vieillissement de la population). Enfin, pour des raisons de dialogue et de sécurité, fermer les frontières serait très dangereux, car, en maintenant enfermées des populations scolarisées, au chômage et sans espoir de partir de pays pauvres et mal gouvernés, nous aurions à nos portes des bombes à retardement. Plus les politiques de fermeture sont dissuasives, plus la transgression des frontières est pratiquée, via notamment des passeurs qui profitent des demandes de passage irrégulier. Il est donc illusoire de vouloir fermer hermétiquement les frontières, à moins de poster un gardien armé tous les 100 mètres, ce qui serait d’ailleurs encore plus coûteux qu’aujourd’hui.
Les migrants prennent-ils le travail des nationaux ?
Les migrants primo-arrivants viennent s’engouffrer dans les niches d’un marché du travail très segmenté et occupent les métiers peu sollicités par les nationaux : des métiers qualifiés, comme les médecins de campagne par exemple, ou des métiers peu qualifiés délaissés appelés aux États-Unis les « 3D » (dirty, difficult, dangerous), pénibles, mal payés, irréguliers dans l’année, soumis aux intempéries, sales, etc. Il n’y a pas de flexibilité du marché du travail suffisante pour que les nationaux au chômage viennent occuper les travaux occupés par les migrants, car cela supposerait que les nationaux ne touchent pas d’indemnisation de chômage et acceptent de se déqualifier en effectuant des métiers parfois dégradants. Les métiers occupés par les migrants se trouvent notamment dans l’agriculture (récolte des fruits et légumes, entretien des terres viticoles, garde des moutons, abattoirs), les services (industriels et domestiques pour le nettoyage et le gardiennage), les services à la personne (enfants et personnes âgées), le bâtiment et la restauration ; autant de secteurs où les nationaux sont peu présents aux postes subalternes. On trouve également des migrants dans les métiers qualifiés dits en tension où l’on manque de main d’œuvre, comme les métiers de l’ébénisterie, de la plomberie, de la santé. Enfin, des pénuries régionales ou sectorielles de main d’œuvre peuvent aussi conduire les employeurs à faire appel à des migrants.
Les débats politique et/ou médiatique sur les phénomènes migratoires vous paraissent-ils pertinents ? L’expertise réelle est-elle sollicitée ?
La plupart des décisions concernant les politiques migratoires semblent se fonder davantage sur les résultats de sondages et les prises de position politiques, que sur la consultation des travaux d’expertise et des recherches académiques. Les médias travaillent surtout dans l’urgence des évènements et dans le souci d’avoir un taux d’écoute élevé. L’accent est donc mis en priorité sur le sensationnel (banlieues qui brûlent, actes terroristes, flots de migrants arrivant par bateau ou sur la route des Balkans, etc.) La réalité est plus nuancée, mais également plus banale à mettre en scène et ne retient pas l’attention des journalistes. De leur côté, les pouvoirs publics cherchent à mettre en scène leurs politiques pour suggérer l’efficacité de leurs mesures, ce qui ne correspond pas non plus au quotidien des politiques migratoires. La parole des experts pèse peu sur les décisions, car ce sont les résultats d’analyses à long terme alors que les politiques traitent du court terme, en réponse aux attentes d’une opinion publique inquiète et aux discours de certains partis politiques qui entendent bénéficier d’un climat de peur. Il ne s’agit alors pas de mettre en place une « bonne » politique migratoire, correspondant à l’état des savoirs en la matière, mais une politique qui corresponde aux demandes de l’opinion et des résultats des sondages. C’est ce qu’on peut qualifier de « politique d’opinion ».
Beaucoup de travaux académiques et d’experts convergent dans leurs conclusions sur la nécessité d’ouvrir davantage les frontières, de renoncer au tout sécuritaire et à la stratégie de dissuasion, de respecter les droits de l’homme, de se soucier des besoins économiques et démographiques des pays d’accueil et de permettre par la mobilité un mieux-être dans les pays d’origine. Les politiques publiques menées coûtent souvent très chers, non seulement en vies humaines (30 000 morts en méditerranée depuis 2000), mais aussi en coût financier (budgets des instruments de contrôle et de rétention, des reconductions à la frontière, des fonds pour le retour au pays) et sont de peu d’effet, car elles ne correspondent pas aux tendances comportementales observées et aux aspirations des migrants, maîtres du jeu en dépit des politiques menées. Enfin, les pays d’origine sont de plus en plus les interlocuteurs des pays d’immigration et souhaitent poursuivre une politique basée sur des flux migratoires qui leur rapportent des devises (420 milliards de dollars, soit trois fois l’aide publique au développement), limitent le chômage et la contestation sociale. Il faut donc inventer un équilibre mondial qui permette un dialogue sur la question du droit à la mobilité. Dans le domaine des migrations, la posture du savant et celle du politique sont rarement en phase.