17.12.2024
Amérique latine 2016-2017 : sur les voies de Jésus et de ses interprètes
Tribune
3 janvier 2017
A gauche, le moral est au fond des urnes. Argentine, Brésil, Pérou, Venezuela ont brutalement viré leur cuti à droite. Le plus souvent en respectant les formes démocratiques, parfois comme au Brésil, en les manipulant. Beaucoup, à gauche, regardent dans le rétroviseur pour chercher et trouver explications et responsables. Les puissances économiques et médiatiques locales sont montrées du doigt et critiquées. Mais aussi « le Grand Satan » nord-américain, qui serait, comme hier et avant-hier, derrière les changements politiques en cours. A droite, quelques nostalgiques de l’époque où le sabre était la Loi, du type Jair Bolsonaro au Brésil, sont opportunément sortis des oubliettes de l’histoire. Ils font le délice des adeptes de la politique spectacle, et des croyants aux complots, nombreux sur les réseaux sociaux.
Mais le gros de l’échec, les progressistes le doivent à eux-mêmes. Pour l’essentiel. Même si ces échecs produisent un effet d’aubaine, non négligé à Washington. Le retournement de la conjoncture mondiale a cassé la machine à dollars qui valorisait de façon exceptionnelle cuivre chilien, pétrole équatorien, mexicain et vénézuélien, fer brésilien, soja argentin et brésilien, etc. Les gouvernements de ces pays avaient relativement bien réparti socialement les retombées de cette manne, dans les années 2000. Mais ils n’avaient pas préparé d’éventuels lendemains qui déchantent. En créant des fonds spéciaux pour les générations futures, en développant une économie de valeur ajoutée, assurant la pérennité de la croissance. La bise venue, les cigales, progressistes aujourd’hui, se retrouvent à nu. Le désenchantement électoral et idéologique a suivi la courbe d’économies ayant piqué du nez.
Pourtant, la droite d’hier peine à capitaliser la panne progressiste. Au Venezuela, elle se perd en querelles de clochers, divisée par des ambitions parallèles et des références idéologiques incompatibles. Le pouvoir en joue et en abuse. En Argentine et au Pérou, elle est gênée par le ralliement de formations historiques de centre gauche, APRA au Pérou, radicalisme en Argentine, ayant rallié le camp des droites pour préserver leur espace de pouvoir. Au Brésil, la droite a mis en marche une machine judiciaire infernale qu’elle peine à enrayer. Destinée à éliminer le Parti des travailleurs, elle menace de broyer PMDB, PSDB et autres alliés de la curée anti-Rousseff et Lula.
Dans les coulisses des urnes, un lapin inattendu a émergé du Brésil à la Colombie, en passant par le Mexique et le Pérou. Une droite, certes libérale pur sucre, mais qui affiche de façon autonome et sans complexe, la prééminence des valeurs morales. Elle impose progressivement sa place dans les parlements. Elle bouscule les priorités au nom d’une éthique chrétienne minimale. Les batailles menées et gagnées par ces chrétiens sans complexes l’ont été au nom de la dénonciation du mariage entre personnes de même sexe, de la théorie dite du genre, et de la libéralisation de l’interruption de grossesse. Tout cela grâce à un accord minimal entre catholiques encore majoritaires et pentecôtistes évangélistes en phase ascendante.[i]
L’examen des évènements courants, en lumière avant est éclairant. L’ordre alphabétique des pays, pas plus arbitraire qu’un autre sera par commodité ici privilégié. Donc pour commencer, « B » comme Brésil. Le 30 octobre 2016, les Brésiliens ont voté pour renouveler leurs autorités locales. Cette consultation au cœur d’une crise économique et politique a révélé un état des lieux inattendu. La gauche a été sanctionnée. Mais la droite institutionnelle n’a pas ramassé la totalité de la donne. 105 municipalités ont été gagnées par le PR, le parti républicain, émanation de l’Eglise universelle du Royaume de Dieu. Rio aura été la cerise sur le gâteau pentecôtiste. Le nouveau maire, Marcelo Crivella était il y a peu encore, évêque de cette confession émergente. Il a mené et gagné sa croisade politique, en centrant sa campagne électorale non pas sur la crise et ses effets sur le budget municipal, mais sur l’avortement, le genre, le mariage entre personnes de même sexe. L’archevêque catholique de Rio de Janeiro, la confession concurrente, rompant avec rivalités et polémiques a adressé une lettre d’encouragement pendant la campagne à Marcelo Crivella. « C » comme Colombie. Mettant fin à cinquante ans de conflit, FARC et gouvernement ont signé un accord de paix le 26 septembre 2016. Quelques jours plus tard le 2 octobre, ce compromis soumis à referendum était rejeté par les électeurs. Les églises pentecôtistes avaient appelé leurs fidèles à voter non. Pourquoi ? Parce que, selon elles, cet accord validait la théorie du genre. Inscrit dans la Constitution, il allait donc, selon ces églises, ainsi donner force de Loi à une remise en question « de la famille traditionnelle ». Ici encore en dépit d’un soutien apporté par le Pape à ces accords, la conférence épiscopale catholique a discrètement soutenu le point de vue défendu publiquement par la maison concurrente évangéliste. « G » comme Guatemala. Dans ce pays dramatiquement marqué par des accidents naturels, séquelles d’une longue guerre intérieure, délinquances liées au trafic de stupéfiants, la dernière élection présidentielle, le 25 octobre 2015, a été gagnée par un candidat de droite, au profil évangéliste, Jimmy Morales.
« M », « N » et « P », comme Mexique, Nicaragua et Pérou. Dans ces pays, l’Eglise catholique reste la puissance spirituelle dominante. C’est donc elle qui est à la manœuvre pour mobiliser le peuple chrétien sur une éthique minimale commune, rejetant tout aggiornamento sociétal. Les gouvernements ont pris en compte les attentes critiques de l’Eglise. Au Mexique, le Pan, Parti d’action nationale a été requinqué par la puissante intervention de l’Eglise contre le mariage homosexuel. La majorité, le PRI, -Parti de la révolution institutionnelle-, a reçu le message « cinq sur cinq », et a obtempéré. « N » comme Nicaragua. Daniel Ortega, président sandiniste, a passé un accord de gentilhomme avec son ennemi d’hier, le cardinal Miguel Obando y Bravo. En échange de son soutien, il a fait abolir une loi de libéralisation de l’avortement adoptée… en 1893. Au Pérou, après avoir défrayé la chronique en stigmatisant la mode féminine qui inciterait au viol, le cardinal Juan Luis Cipriani a imposé, en décembre 2016, sa médiation au président et à son opposition, en cohabitation conflictuelle.
La leçon de cette rupture électorale en dominos chrétiens, a été tirée de la façon suivante par Marcelo Crivella, maire pentecôtiste de Rio de Janeiro. Elle s’applique à la diversité brésilienne, mais elle a une incontestable portée latino-américaine : « Je vois une convergence dans les succès remportés par João Doria (PSDB) à São Paulo, Alexandre Kalil (PHS) à Belo Horizonte et moi-même à Rio. (…) Les valeurs traditionnelles de la civilisation chrétienne occidentale, (..) démocratie, refus de légaliser l’avortement, refus de la libéralisation des drogues ou de l’enseignement dans les écoles de l’idéologie du genre”[ii]. Ainsi soit-il ?
[i] Tendance signalée par Véronique Lecaros in « Conversion à l’évangélisme. Le cas du Pérou », Paris, L’Harmattan, 2013
[ii] In O Globo, 2 novembre 2016