13.12.2024
« L’Afrique » – 3 questions à Philippe Hugon
Édito
20 décembre 2016
L’Afrique est-elle entrée dans l’Histoire ?
J’utiliserai une métaphore maritime pour répondre à cette question. Au-delà de l’écume des flux, il faut repérer les lames de fonds des pouvoirs politiques, des structures sociales, des matrices culturelles et religieuses mais également des ressacs liés aux mémoires et aux histoires refoulées. L’histoire longue précoloniale permet de comprendre les permanences ou les rémanences culturelles, religieuses, sociales mais également les ruptures politiques, économiques et technologiques. Elle doit évidemment prendre en compte les évènements violents ou silencieux qui conduisent à des bifurcations. Comme l’écrit Ki Zerbo, « l’Afrique d’hier est encore une donnée contemporaine. Elle n’est ni passée ni, à certains égards, dépassée ». Le poids de l’Histoire est d’autant plus important que les évolutions technologiques et économiques ont été lentes.
L’histoire coloniale a évidemment joué un rôle très important. Elle a fait suite aux traites esclavagistes atlantiques, méditerranéennes et orientales. Les frontières sont en Afrique, comme dans le reste du monde, des cicatrices de la violence de l’Histoire. Le modèle occidental importé a été celui de frontières intangibles, alors que les territoires précoloniaux étaient délimités par des marges et des zones tampons, caractérisées par des mobilités de population et une administration limitée.
Les Afriques ont connu depuis leurs indépendances de fortes transformations économiques, institutionnelles, géopolitiques. Les populations ont été multipliées par quatre et les populations urbaines par dix. Les multi-partenariats ont, depuis le tournant du siècle, remplacé des relations centrées sur les anciennes puissances coloniales et l’Europe. Les nouvelles technologies de l’information et de la communication ont pénétré en profondeur les sociétés et notamment les jeunes. Les Afriques construisent, selon des trajectoires propres, leur modernité. Elles doivent répondre aux défis démographiques, sociaux, sécuritaires et environnementaux. Mais la projection dans le futur suppose une connaissance des trajectoires passées.
La forte croissance démographique constitue-t-elle un atout ou un fardeau pour l’Afrique ?
La démographie africaine est une exception historique. L’Afrique comptait pour moins de 10 % de la population mondiale en 1950 et pour 15 % en 2015 (1,2 milliard) ; elle pèsera pour un quart en 2050 (2,4 milliards) et peut-être près de 39 % en 2100 (4 milliards). Elle représentera alors une fois et demi la population de la Chine et deux fois celle de l’Europe. La croissance démographique concerne à la fois les zones rurales et urbaines, et ceci malgré l’augmentation du taux d’urbanisation.
L’Afrique demeure, sinon sous-peuplée (par rapport aux terres arables), du moins mal peuplée avec de très grands écarts de densité. Celle-ci est en moyenne de 30 habitants au km2. Les différences sont grandes entre les pays où le ratio habitants/km2 de terres arables est inférieur à 300 (Afrique du Sud, Côte-d’Ivoire ou Gabon) et les pays où ce ratio est supérieur à 800 (Rwanda, Somalie, Maurice, Cap Vert).
Les défis démographiques sont avant tout d’ordre économique. Il est nécessaire de multiplier par plus de deux les rendements et par plus de trois la productivité du travail agricole d’ici vingt-cinq ans. Globalement, le continent peut bénéficier du dividende démographique, c’est-à-dire de la hausse relative de la population en âge d’être active. Encore faut-il que ces opportunités soient saisies par la création d’activités rémunérées : dix-huit millions de jeunes arrivent annuellement sur le marché du travail, dont plus de 75 % sans emplois durables ou décents.
Les défis sont également environnementaux. La pression démographique, jointe aux techniques traditionnelles et aux pratiques mercantiles, limite la reconstitution des qualités organiques des sols (raccourcissement de la jachère), accroit la déforestation (consommation de bois de feu), la désertification, l’assèchement et la pollution des lacs ou des nappes phréatiques.
Les défis sont enfin sociaux et politiques. On peut parler, en Afrique, d’une « lutte des classes d’âge », avec une jeunesse montante largement exclue du jeu politique, social et économique. La population en âge d’être scolarisée est quatre fois supérieure en Afrique à celle des pays industriels. Ferment du développement et de la créativité, la jeunesse peut être source de révolte et constituer le terreau des populistes « bateleurs d’estrade », des recruteurs d’enfants soldats ou des intégrismes religieux.
La France compte-t-elle encore en Afrique ?
Les relations avec la France demeurent complexes et complexées. Aux Français, hésitant entre indifférence et ingérence, font face des Africains évoquant l’abandon ou le néocolonialisme. La politique française vise des objectifs pluriels, souvent contradictoires, qui sont à la fois culturels, humanitaires, économiques, géopolitiques, et qui continuent de s’insérer en partie dans une relation postcoloniale.
On a beaucoup fantasmé sur la « Françafrique », expression créée par le président ivoirien Félix Houphouët-Boigny, devenue le maître mot pour caractériser les relations occultes, le double langage, la confusion entre les intérêts privés, la raison d’État et les jeux politiques et militaires. Le relâchement de ces réseaux et la diversification des partenaires africains donnent aujourd’hui davantage de cartes dans les mains des dirigeants africains.
La France est liée à l’Afrique, tant par leur histoire commune que par les relations actuelles et futures, à commencer par les questions démographiques ou la présence croisée de Français en Afrique et d’Africains en France. Ancienne puissance coloniale, elle a un rôle spécifique dans le domaine linguistique (la francophonie), monétaire (la zone franc) et militaire (les accords de coopération militaire ou de défense, les bases et les opérations militaires, comme Barkhane ou Sangaris, mobilisant au total près de 9 000 militaires). La France est plus en pointe que les autres pays européens au sein des « pays du champ ». En revanche, malgré sa diplomatie économique, elle a perdu en quinze ans plus de la moitié de ses parts relatives de marché. En outre, la question de l’absence d’un travail de mémoire, de regards croisés sur le passé colonial et d’acceptation de la diversité demeure.
À défaut d’une vision stratégique, la France est concurrencée économiquement et géopolitiquement en Afrique par de nouvelles puissances, mais elle doit gérer les interdépendances environnementales, sécuritaires, migratoires et autres. Les Afriques font partie des perspectives de sortie de crises morale, démographique et économique du vieux continent. Mais L’Afrique offre aussi de considérables opportunités de coopérations, d’investissements, d’initiatives pour créer des emplois, favoriser une croissance verte et répondre aux besoins des exclus de la mondialisation.