27.12.2024
Le Japon après l’élection de Donald Trump
Tribune
15 décembre 2016
Bases américaines : le Japon peut-il s’en passer ?
En 2016, la présence de l’armée américaine représente pour le Japon un coût de 761,2 milliards de yens : 556,6 milliards payés par le ministère de la Défense, 388 milliards versés par d’autres ministères et organismes, ainsi que 165,8 milliards liés aux loyers des terrains nationaux « offerts » à l’armée américaine. Les frais revenant aux États-Unis s’élèvent quant à eux à environ 580 milliards de yens. Comme l’indique Shunji Taoka, spécialiste de l’Agence nationale de défense pour le quotidien national Asahi Shimbun. Si le Japon assume demain la totalité des dépenses, cela signifie que les soldats américains recevraient un salaire du Japon, deviendraient donc des mercenaires et entreraient par conséquent sous le commandement des Forces japonaises d’autodéfense [1]. Interrogés dans le cadre d’un sondage, les Japonais ont quant à eux estimé à 86,1 % qu’il n’était pas nécessaire d’augmenter la contribution de Tokyo [2].
Qu’impliquerait un retrait des troupes américaines du Japon ? Pas grand-chose du point de vue sécuritaire, selon Shunji Taoka, qui rappelle que la protection de l’Archipel ne relève pas directement de l’armée américaine mais des Forces japonaises d’autodéfense. Les Directives pour la coopération nippo-américaine en matière de défense, publiées en 2015, précisent : « Le Japon conservera la première responsabilité pour défendre les citoyens et le territoire nippon et agira immédiatement pour repousser une attaque armée contre l’Archipel aussi rapidement que possible. […] Les forces armées des États-Unis appuieront et complèteront les Forces d’autodéfense pour défendre le Japon [3]. » L’expert considère également que le Japon serait soulagé de la menace nord-coréenne, qui est dirigée avant tout vers les bases américaines et vers la Corée du Sud, et que cela mettrait fin aux problèmes causés par la présence américaine à Okinawa.
Le retrait des États-Unis leur ferait perdre, entre autres, le port d’attache de Yokosuka, près de Tokyo. Or comme l’indique Ryûichi Teshima, journaliste spécialiste de politique étrangère, ce port a l’avantage de pouvoir réparer efficacement les navires, y compris les porte-avions à propulsion nucléaire [4] – contrairement à Pearl Harbor, par exemple, limité en la matière. Les États-Unis seront-ils donc prêts à affaiblir leur pouvoir maritime dans le Pacifique de l’Ouest et l’Océan indien ?
Selon le journaliste japonais, abolir le lien entre Japon et États-Unis reviendrait à dégrader la force de dissuasion envers la Corée du Nord et la Chine. De même, Yukio Takeuchi, ancien vice-ministre des Affaires étrangères, estime que la seule capacité du Japon serait insuffisante face à la Chine, qui continue d’étendre son influence sur les mers [5]. Le maintien de l’alliance nippo-américaine, au contraire, permettrait de faire respecter les règles établies par la société internationale et de rivaliser contre Pékin, tout en assurant le développement de la zone Asie-Pacifique.
La rencontre entre Donald Trump et Shinzô Abe
Jeudi 17 novembre, le Premier ministre Shinzô Abe s’est entretenu durant une heure et demie avec le président élu Donald Trump à Manhattan. Soit moins de dix jours après l’élection américaine. Et bien avant l’investiture, ce qui est exceptionnel. Yukio Takeuchi y voit le signe de l’importance de l’alliance nippo-américaine, mais pas seulement : en choisissant M. Abe pour sa première rencontre post-électorale avec un chef d’État étranger, Donald Trump a pu le considérer comme un interlocuteur avec qui les relations sont faciles.
Le politologue Satoshi Shirai, lui, n’y va pas par quatre-chemins [6]. Shinzô Abe, qui s’est entretenu avec Hillary Clinton mais pas avec Donald Trump durant la campagne électorale américaine, a voulu se rattraper. « Comme si un chien qui s’est d’abord trompé de personne remuait la queue de toutes ses forces en se dirigeant vers son maître », déplore M. Shirai. L’attitude du Premier ministre japonais laisse ainsi voir un gouvernement nippon docile, qui ne refusera par exemple pas de se charger de l’intégralité des frais liés à la présence de l’armée américaine sur l’Archipel.
Les détails de cet entretien officieux, avec un président américain non encore investi, n’ont certes pas été précisés par la suite, signe du renforcement du lien de confiance entre les deux hommes. Mais selon Yukio Takeuchi, le risque est que le Japon privilégie les bénéfices immédiats, au détriment de la moralité. Il préconise ainsi de transmettre à plusieurs reprises à Donald Trump les points de vue japonais, « très calmement », qui vont à l’encontre des idées avancées par le candidat durant sa course à la présidence. Yoshiko Kojô, professeur à l’Université de Tokyo, indique par exemple l’importance pour le Japon et les autres pays de faire des efforts pour empêcher les États-Unis de se diriger vers une politique protectionniste et d’insister sur les bénéfices offerts par le multilatéralisme [7]. Sans cela, la spécialiste des relations internationales s’interroge sur la capacité du monde à réagir efficacement face aux crises à venir.
Pearl Harbor : une visite d’hommage, teintée de politique ?
La décision de Shinzô Abe de se rendre à Pearl Harbor fin décembre, pour rendre hommage aux victimes des frappes japonaises dans ce port de Hawaï le 7 décembre 1941, semble aussi avoir été motivée par la victoire de Donald Trump. Selon une source proche du gouvernement, cette visite en territoire américain n’aurait pas été envisageable durant la présidence de Donald Trump, ce dernier n’ayant pas « un goût très marqué pour la paix » [8]. Le Premier ministre a peut-être aussi voulu fortifier les liens, actuels et futurs, entre Tokyo et Washington [9]. Le message de l’hyper-connecté Donald Trump, tweeté lors de la visite historique de Barack Obama à Hiroshima le 28 mai 2016, marquait tout de même un intérêt du candidat pour cette question : « Est-ce qu’il arrivera au président Obama de discuter de l’attaque furtive de Pearl Harbor pendant qu’il est au Japon ? Des milliers d’Américains y ont perdu la vie », a-t-il écrit.
Une autre étape importante dans le calendrier nippo-américain se tiendra certainement fin janvier 2017, où Donald Trump fraîchement investi devrait revoir Shinzô Abe pour approfondir leur discussion [10]. Si les intentions du président américain sont encore floues, la détermination du Premier ministre japonais à sauver l’alliance nippo-américaine semble bien solide. Entre-temps, Vladimir Poutine se rendra deux jours au Japon, dont le 15 décembre dans le département d’origine de Shinzô Abe [11]. Nul doute que la visite du Premier ministre japonais à New-York fera partie de la discussion
[1] Shunji Taoka, « Beigun no tettai de bôei ni ana ha akanai », AERA, 21 novembre 2016, p. 60-61.
[2] Kyodo, « Survey finds Abe Cabinet support rate surges to 60.7% », 27 novembre 2016.
[3] Ministère japonais de la Défense, « Nichibei bôei kyôryoku no tame no shishin », 27 avril 2015 (http://www.mofa.go.jp/mofaj/files/000078187.pdf).
[4] Ryûichi Teshima, « Dasei ni nagareta nichibei kankei wo aratameru kôki », AERA, 21 novembre 2016, p. 58-59.
[5] Yukio Takeuchi, « Nichibei dômei ajia antei no kaname », Asahi Shimbun, 19 novembre 2016, p. 17.
[6] Satoshi Shirai, « Jiritsu no ishi naku, tsuijû rokotsu ni », Asahi Shimbun, 25 novembre 2016, p. 17.
[7] Yoshiko Kojô, « Takokukanshugi no iji motome yo », Asahi Shimbun, 19 novembre 2016, p. 17.
[8] Kôtarô Ono et Hajimu Takeda, « Shinjuwan he, kyôchô apîru », Asahi Shimbun, 6 décembre 2016, p. 2.
[9] Masayo Nakajima, « Commentaire : que veut accomplir Shinzo Abe en se rendant à Pearl Harbor ? », NHK World, 6 décembre 2016.
[10] Kyodo, « Abe, Trump to meet in U.S. around Jan. 27: sources », 6 décembre 2016.
[11] Jean-François Heimburger, « Japon : la rencontre Abe-Poutine vers une douche froide ? », Asialyst, 7 décembre 2016 ().