13.12.2024
Les dérives antirusses du Monde
Édito
14 décembre 2016
Je constate et déplore la dérive autoritaire de Vladimir Poutine en interne, notamment par ses tentatives d’étouffement de la société civile et des organisations non gouvernementales, illustrées récemment par la fermeture du bureau d’Amnesty international. J’estime que les bombardements sur Alep sont constitutifs de crimes de guerre et crimes contre l’humanité. Mais, pour autant, je trouve que la majeure partie de la presse française traite systématiquement et depuis longtemps la Russie avec hostilité.
« Poutine théorise sa nouvelle guerre froide » est le titre d’un article du Monde daté du 9 décembre 2016. Évoquer une nouvelle guerre froide est discutable d’un point de vue stratégique. Il n’y a pas deux blocs opposés l’un à l’autre ou deux alliances militaires globales qui se font face. Par ailleurs, s’il y a un climat d’hostilité, faut-il penser que la Russie en est seule responsable et que la dégradation du climat n’a commencé qu’après l’annexion de la Crimée ? Les Occidentaux n’auraient-ils aucune part de responsabilité et ne font-ils que réagir aux (mauvaises) actions de la Russie ? C’est débuter l’histoire en 2014 et oublier tout ce qui s’est produit avant : élargissement de l’OTAN, déploiement d’un système antimissiles, guerre du Kosovo, guerre d’Irak, intervention en Libye… Autant d’éléments qui ont également contribué à dégrader le climat.
Dans le document de trente-huit pages qui, selon la journaliste Isabelle Mandraud entérine une nouvelle guerre froide, le terme de « sécurité » figure à soixante-dix reprises et « menace » vingt-cinq fois. On voit mal en quoi le terme de « sécurité » est inquiétant. Quant à celui de « menace », il est cité dans tous les documents de ce type. Le document accuse l’Union européenne (UE) « d’expansion géopolitique ». C’est certes exagéré. L’UE a plutôt envie de digérer ses récents élargissements que d’en réaliser de nouveaux. Mais beaucoup reconnaissent aujourd’hui, y compris ceux qui y étaient à l’époque favorables, que l’accord d’association proposé à l’Ukraine était trop exclusif à l’égard de la Russie. José Manuel Barroso fut plus atlantiste qu’européen lors de sa conclusion. Le document russe semble également considérer comme agressif la volonté occidentale de maintenir sa position, en imposant ses points de vue sur les processus internationaux. Mais, en dehors de la Russie, n’est-ce pas un constat fait dans de nombreux pays non occidentaux ? L’article reproche de plus à la Russie de considérer le système antimissile américain comme une menace pour sa sécurité nationale. Il faudrait donc en conclure qu’à partir du moment où l’Otan estime que ce système ne l’est pas, il faut le tenir pour acquis. Elle nie ainsi à la Russie le droit de déterminer ce qu’elle ressent ou non comme une menace mais accorde de fait ce droit à l’Otan. Pourtant, comment ne pas voir que cette résurgence de « la guerre des étoiles » de Ronald Reagan relance la course aux armements et apparaît comme une remise en cause de l’équilibre nucléaire entre Moscou et Washington ? La journaliste semble avoir oublié que, lorsqu’il a été élu en 2008, Barack Obama avait déclaré que ce système était censé protéger contre une menace inexistante par des technologies non prouvées et un financement incertain, et qu’il a d’abord souhaité l’abandonner avant de plier devant le complexe militaro-industriel. Il aurait d’ailleurs été utile de comparer les dépenses miliaires de la Russie agressive et des pacifiques États-Unis. Ces dernières sont dix fois supérieures.
Isabelle Mandraud reproche ensuite à la Russie de vouloir échapper aux obligations nées du traité sur les forces nucléaires intermédiaires mettant fin à la bataille des euromissiles, conclu en 1987 par Mikhaïl Gorbatchev. Cela reste hypothétique mais elle omet de préciser que, pour pouvoir déployer son système de défense antimissile, les États-Unis ont abrogé unilatéralement le traité ABM faisant partie de l’accord Salt 1 conclu en 1972 entre Nixon est Brejnev, symbole de la détente qui avait résisté à toutes les vicissitudes de la nouvelle et réelle guerre froide des années 80. Le lecteur du Monde ne saura pas que dans l’histoire du contrôle des armements, seuls deux États ont rompu les engagements qu’ils avaient souscrits en ce domaine : la Corée du Nord et le traité de non-prolifération nucléaire ; les États-Unis et le traité ABM.
Le 10 décembre, un article du monde est titré : « Les Russes fustigent les Occidentaux ». Les Occidentaux, eux, protestent ou condamnent. Ils ne fustigent pas.
Le 11 décembre 2016, c’est Sylvie Kauffmann qui reproche à François Fillon ou Dominique de Villepin d’épouser le récit russe de la guerre froide : celui de l’humiliation par l’Occident et de la poussée de l’Otan vers l’Est, sans un mot sur le soulèvement de Maïdan, l’annexion de la Crimée ou le bombardement délibéré des hôpitaux de Syrie. Si ces derniers faits sont indéniables, peut-on dire que contester la volonté américaine d’imposer un monde unipolaire équivaut à reprendre le récit russe ? En n’évoquant pas l’élargissement de l’OTAN, après la disparition qui avait suscité sa création, la guerre du Kosovo en dehors de toute légalité internationale, le dispositif de système antimissile, la guerre d’Irak, l’intervention libyenne, ne reprend-on pas un récit américain ou occidental ? George Kennan, concepteur de l’endiguement, condamne l’élargissement de l’Otan en le présentant comme une faute géopolitique. De nombreux géopolitologues américains réalistes – comme John Mearsheimer – déplorent que les États-Unis jettent Moscou dans les bras de Pékin, alors que la Chine est le véritable défi pour les États-Unis. Reprennent-ils eux aussi le récit russe ? Faisant référence à la phrase assassine de François Mitterrand, traitant de « petit télégraphe de Brejnev » Valery Giscard d’Estaing, S. Kauffmann semble réserver ses amabilités à François Fillon. Mais n’y a-t-il pas des petits télégraphistes de l’Otan ? Le Monde va-t-il enquêter sur les réseaux atlantistes en France, à mon sens bien plus nombreux que les circuits d’influence russe ? Si les liens entre la Russie et l’extrême droite existent, faut-il assimiler à cette dernière tout ce qui n’est pas antirusse ?
Il est légitime de critiquer la Russie. Verser dans le Russian bashing est excessif.