13.12.2024
Elections en Somalie : miroir d’un processus de stabilisation en faillite
Tribune
29 novembre 2016
Comme nombre de commentateurs ne manqueront pas de le souligner, ces élections peuvent donc apparaître comme le signe de la reconstruction progressive du pays, en dépit de la menace sécuritaire majeure que le groupe terroriste Al-Shabaab continue de faire peser sur le pays. Les attentats à répétition commis par le groupe depuis le début de l’année 2016, leur volonté affichée de perturber des élections qu’ils estiment illégitimes ainsi que les difficultés rencontrées par les troupes de l’AMISOM [1] à faire reculer le groupe sur le terrain, semblent mettre en péril la fragile renaissance politique de la Somalie. En réalité, il serait erroné de voir dans cette situation une dynamique de progrès politique à laquelle seules les menaces sécuritaires feraient obstacle.
En effet ces élections, loin d’être le vecteur de démocratisation qu’on voudrait y voir, sont au contraire le symptôme d’une crise profonde : non pas tant la faillite d’un pays, trop souvent présenté comme le symbole d’un perpétuel chaos, que celle de la stratégie de reconstruction et de stabilisation que les organisations internationales et les acteurs extérieurs [2] expérimentent depuis plus d’une décennie en Somalie.
L’aboutissement d’un long processus de transition
Ces élections générales sont le fruit d’un long processus de reconstruction de l’Etat somalien qui a débuté avec l’adoption en 2004 d’une Charte de Transition et la création du Gouvernement fédéral de transition (TFG) en 2008. Puis la rédaction d’une « feuille de route » s’est traduite en une Charte fédérale de transition (2011). Sur cette base fut ensuite élaboré un document préparatoire à une Constitution provisoire (mai 2012), cette dernière étant finalement adoptée le 1er août 2012 et complétée en 2013 par un texte, « Vision 2016 », visant à mettre en place des élections en 2016. Aboutissement d’un laborieux processus, la Constitution provisoire sert de cadre légal à ces élections, établissant notamment que les mandats de l’actuel parlement et du président prendraient fin en 2016, et que des élections au suffrage universel direct seraient alors organisées sur le principe « un homme, une voix », en garantissant 30% de sièges réservés aux femmes.
Mais à l’heure où le suffrage universel direct a été tout bonnement abandonné et où les retards ne cessent de s’accumuler dans le calendrier électoral (puisque les votes auraient dû commencer en août et ont déjà été repoussés plusieurs fois), des lacunes voient le jour dans l’ensemble du processus. En l’absence de partis politiques, et dans la mesure où les Etats fédéraux ne sont pas encore réellement institués, ce sont toujours les logiques de clans qui prévalent pour la désignation des sénateurs. Ces logiques alimentent une concurrence très rude entre des candidats prêts à dépenser une fortune pour acheter les votes des chefs claniques, siégeant dans les collèges électoraux.
Bien qu’une commission fédérale ait été désignée afin d’encadrer le scrutin et de veiller à son bon déroulement, nul ne peut dire quelle peut être la marge d’action de ces observateurs dans la mesure où nombre de points décisifs n’ont pas été abordés dans la Constitution provisoire. L’article 91 signale par exemple que le terme du mandat présidentiel est de 4 ans, sans toutefois préciser si ce dernier peut se représenter, ni établir de limitation du nombre de mandats, tandis que l’article 90 confère au président la charge de nommer le Premier ministre sans en déterminer les modalités, laissant dans l’incertitude la question de savoir si ce dernier doit être le chef de la majorité ayant obtenu le plus de sièges au parlement ou si cette nomination est laissée à l’entière discrétion du Président.
En ne définissant pas l’étendue des pouvoirs du Président ni les conditions d’un équilibre institutionnel, la Constitution provisoire n’offre pas actuellement un cadre suffisamment solide auquel recourir en cas de litige. La campagne agressive menée par l’actuel Président, Hassan Cheikh Mohamoud, pour sa propre succession, usant de tous les moyens à sa disposition pour affaiblir et réprimer ses opposants, donne pourtant la mesure de l’âpre rapport de force pour la conquête du pouvoir, d’autant qu’aucune disposition n’a également été prévue dans l’hypothèse d’une égalité entre les candidats au second tour. Insuffisamment préparées, mal encadrées et dépourvues de clauses auxquelles se référer en cas de contestation des résultats, ces élections exposent ainsi les différentes étapes du processus à de graves tensions politiques et à une potentielle crise institutionnelle dans un Etat qui n’en est pas encore tout à fait un.
La Constitution provisoire, condensé des failles du processus de stabilisation
En outre, les dynamiques politiques locales se structurent toujours essentiellement autour des relations claniques, et les personnes ayant contribué au processus national de transition de ces dix dernières années sont largement discréditées par des scandales de corruption et s’affrontent autour de visions radicalement antagonistes de ce que doit être l’Etat somalien. Dans ce contexte, l’organisation d’élections sur la base d’un document présentant encore autant de lacunes est une gageure. Tous les aléas qui surviendront au cours de ce processus électoral hasardeux et peu inclusif ne pourront dès lors que fragiliser la légitimité des prochaines autorités politiques. Ces élections ne sont pour autant que le symptôme d’un malaise plus profond, celui d’une stratégie de reconstruction qui prétend établir un pouvoir sans souveraineté et à rebours des rapports de forces politiques somaliens., et dont la faiblesse profonde se cristallise directement dans la Constitution elle-même.
Cette constitution fait depuis le début l’objet d’un certain scepticisme au sein de la population, certains regrettant la faible conformité de ce texte aux prescriptions de la Charia, la loi islamique, d’autres regrettant au contraire trop de renoncements aux libertés fondamentales. Les débats autour des valeurs promues par la Constitution provisoire sont aussi l’expression de profondes divergences sur la forme politique que doit adopter la Somalie, dont la dernière expérience politique se rapprochant le plus d’un régime étatique centralisé fut la dictature de Siad Barré de 1969 à 1991. L’enjeu d’une Constitution n’est donc pas tant ici de reconstruire l’Etat somalien que de façonner entièrement un corps politique ad hoc qui s’éloignerait progressivement de la politique traditionnelle pour adopter des mécanismes plus institutionnalisés.
Á cet égard, l’instauration d’un régime de type fédéral [3] est rapidement apparue comme la formule idéale pouvant mettre fin à un modèle traditionnel d’administration politique fondé sur la réunion des clans en grandes assemblées (shir), peu compatible avec les modèles étatiques internationaux. C’est pourquoi la nature fédérale de l’Etat somalien est consacrée depuis la Charte Fédérale de Transition de 2004 [4] sans que, par ailleurs, aucun référendum populaire ou vote ne soit jamais venu sanctionner ce choix. Unanimement présentée comme la meilleure formule pour « reconstruire » l’Etat somalien, il est vrai que la solution fédérale semble en théorie favoriser un mode de répartition équitable des pouvoirs, lorsqu’à la faveur d’une dynamique de type bottom-up des régions préexistantes décident par elles-mêmes de se constituer en Etat fédéraux et de s’assembler dans une unité politique plus large.
Mais en Somalie, où le fédéralisme a été entériné avant même que les Etats membres fédéraux (Federal Member states, FMS) ne soient identifiés et constitués, il a fallu déterminer de toutes pièces ces instances fédérales, sur le seul exemple du Puntland, région semi-sécessionniste vaguement structurée, mais suffisamment autonome pour apparaitre comme un modèle possible d’Etat fédéral. On comprend aisément que, dans ces conditions, la répartition des pouvoirs entre le Gouvernement fédéral et les Etats fédéraux ne soit toujours pas fixée par la Constitution .
La Constitution somalienne s’accommode d’une évidente ambiguïté. D’un côté, des prérogatives générales du Gouvernement fédéral sont énoncées dans l’article 54 [6] . De l’autre, l’article 50 reconnaît des compétences partagées selon le principe de la subsidiarité [7], sans en préciser plus avant les modalités. L’article 54 avoue ainsi que « L’attribution des pouvoirs et des ressources sera négociée et convenue par le Gouvernement Fédéral et les Etats membres fédéraux (dans l’attente de la formation des Etats membres fédéraux) ». On peut dès lors se demander ce qu’il faut attendre des élections en cours alors qu’aucun consensus n’a encore été trouvé en amont pour établir le régime de pouvoir et déterminer les détenteurs de la puissance d’Etat. Le fait que la Constitution ne suggère à ce jour aucune résolution à ce problème crucial, prive de facto cette séquence électorale de toute réelle ambition.
Les élections : un facteur d’instabilité de plus
Produit de forces diverses et contradictoires, la Constitution somalienne apparait donc comme le consensus le plus sommaire susceptible d’être atteint. Mais alors que cette constitution inaboutie est censée permettre et organiser la mise en place d’un régime politique légitime en Somalie, l’espoir de voir ce processus déboucher sur des institutions solides et une autorité politique souveraine semble sérieusement menacé. Pour les plus optimistes, le caractère provisoire de cette Constitution nuance l’ampleur de l’échec, puisqu’à termes, lorsque le pays se sera doté d’un gouvernement, d’un parlement et d’instances fédérales légitimes, un nouveau texte constitutionnel viendra corriger les imperfections de ce premier essai. C’est donc sur la base de cette belle promesse qu’est censée se poursuivre la (re)construction de l’Etat somalien, promesse dont les élections actuelles entretiennent l’illusion.
Cette décevante séquence électorale, en plus de révéler les failles profondes du paradigme politique en train de s’installer dans le pays, contribue en réalité à éloigner encore davantage la probabilité d’un contrat social légitimant une puissance souveraine, et ce faisant, alimente durablement l’instabilité politique. Même si ces élections parviennent à se dérouler dans le calme, elles ne peuvent répondre à aucune des attentes qu’elles suscitent. Du point de vue de la stratégie globale de reconstruction du pays, elles ne servent qu’à renouveler le mandat de personnalités corrompues en entérinant un rapport de force déjà existant entre les différents clans qui les soutiennent. Elles permettent simplement à ce processus de se poursuivre sans offrir de perspectives nouvelles quant aux décisions politiques majeures qui doivent être prises pour que la Somalie devienne un Etat effectif.
D’un point de vue politique, avec moins d’0,1% de la population appelée au vote des représentants parlementaires de la « Chambre du peuple », ces élections de 2016 témoignent de l’exclusion répétée des Somaliens du processus de transition « démocratique » de leur pays. Sans assise réelle, les nouvelles autorités somaliennes auront donc encore bien des difficultés à réconcilier l’ensemble du territoire somalien. Alors qu’elles devraient être en effet une étape indispensable à un nouvel ordre politique, ces élections ne sont encore qu’une illusion de stabilité et de démocratie, incapable de produire la légitimité nationale nécessaire à l’avènement d’un Etat somalien souverain.
[1] Acronyme de la Mission de l’Union Africaine en Somalie.
[2] En particulier les Etats-unis, l’UE, L’UA et l’ONU, via son Bureau politique des Nations Unies pour la Somalie (UNPOS).
[3] Constitution provisoire, 2012, Article 1 (1): “Somalia is a federal, sovereign and democratic republic”.
[4] Charte Fédérale de Transition, 2004, Article 11 (1) : “The Transitional Federal Government of the Somali Republic shall have a decentralised system of administration based on federalism”
[5] L’Article 3 (3) indique que “The Federal Republic of Somalia is founded upon the fundamental principles of power sharing in a federal system”, sans que ces principes ne soient par la suite declinés en pratique.
[6] L’Article 54 précise que certaines competences seront exclusivement exercées par le Gouvernement fédéral: « Foreign Affairs; (B) National Defense; (C) Citizenship and Immigration; (D) Monetary Policy, which shall be within the powers and responsibilities of the federal government.”
[7] Article 50(b), “Power is given to the level of government where it is likely to be most effectively exercised”, et Article 50(f), “The responsibility for the raising of revenue shall be given to the level of government where it is likely to be most effectively exercised”