ANALYSES

Grand bond en arrière : pourquoi les prédictions d’une Chine plus démocratique à mesure qu’elle s’enrichissait se sont révélées fausses

Presse
24 novembre 2016

Si les Etats-Unis ont longtemps pensé que le développement économique de la Chine s’accompagnerait à terme d’une transformation de l’appareil politique, la réalité d’aujourd’hui est bien différente.


Depuis Richard Nixon, les présidents américains ont soutenu l’émergence économique de la Chine, considérant que plus la Chine deviendrait riche, plus ses pratiques se rapprocheraient de celles des pays développés et plus les relations seraient facilitées. Dans quelle mesure les réalités à l’œuvre en Chine aujourd’hui contredisent-elles ce raisonnement ? Dans quels domaines peut-on constater une tendance inverse (plus répressive) ?


Les 45 dernières années, marquées sous l’établissement de relations entre la Chine et les Etats-Unis, traduisent surtout les difficultés que les dirigeants américains ont éprouvées à définir cette relation.


Quand Nixon, après Kissinger, se rend à Pékin et y rencontre Mao, son objectif est surtout politico-stratégique. Il cherche à isoler Moscou en se rapprochant de l’autre géant communiste, qui a depuis plus d’une décennie opéré une rupture radicale avec le grand frère soviétique. C’est de la realpolitik diraient certains, du cynisme à la sauce Kissinger accuseraient d’autres : la Chine est en pleine révolution culturelle, et ses « valeurs » semblent alors aux antipodes de celles de Washington. C’est avec le libéralisme des années Reagan, qui coïncident avec la mise en place des réformes de Deng Xiaoping à Pékin, que la question du développement économique de la Chine fait son apparition. Les années 1990 sont plus confuses. D’un côté, l’administration Clinton pousse à l’entrée de la Chine dans l’OMC, ce qui sera concrétisé en novembre 2001, et au développement économique chinois. De l’autre, les évènements de la place Tian Anmen en mai-juin 1989 ouvrent une période de suspicion entre les deux pays qui n’est pas encore close. Les libéraux qui ont alors le vent en poupe à Washington ont la plus grande difficulté à définir cet objet qu’est la Chine, à la fois promise au plus bel avenir économique, mais dont le système politique ne change pas. C’est aussi à partir de cette époque qu’émergent des thèses inspirées par les travaux de Samuel Huntington sur la troisième vague démocratique et les trajectoires de Taiwan ou de la Corée du Sud, posant la question de savoir si le développement économique de la Chine conduira inévitablement à une réforme profonde de ses institutions.


Vingt ans plus tard, la question reste en suspens, mais il semble cependant que la montée en puissance économique de la Chine, à laquelle l’Etat-parti est profondément associé, ne se traduise pas par une transformation de l’appareil politique, qui se contente d’une adaptation (objet de nombreux débats d’ailleurs entre plusieurs écoles de pensée) et s’inquiète de changements trop radicaux et porteurs d’incertitudes. Bref, contrairement à ce qui était, et est toujours, souhaité à Washington, la Chine évolue mais ne change pas. On constate même, depuis l’arrivée au pouvoir du tandem Xi Jinping – Li Keqiang, un renforcement de l’autorité du pouvoir central, alimenté par une campagne de lutte contre la corruption qui est aussi l’occasion d’éliminer des factions concurrentes, nourri par un sentiment de fierté nationale retrouvée, et qui se traduit par une affirmation plus décomplexée de la puissance, tournant définitivement la page des recommandations de Deng Xiaoping à faire preuve de retenue, notamment sur la scène internationale. De même, en faisant entrer la Chine à l’OMC, les Etats-Unis pensaient pouvoir la contenir, la contrôler, mais ils ont finalement fait entrer le loup dans la bergerie, et la Chine déstabilise aujourd’hui toutes les institutions internationales qualifiées par des économistes comme Joseph Stiglitz de « consensus de Washington », véritables fondements de la puissance américaine depuis 1945. Les ambitions de Xi Jinping, avec le projet One Belt, One Road, l’élargissement de l’Organisation de coopération de Shanghai avec l’adhésion de l’Inde et du Pakistan ou encore la création de la Banque asiatique d’investissements dans les infrastructures (AIIB), projets multiples sur lesquels les Etats-Unis sont totalement absents, quand ils ne se sont pas eux-mêmes exclus, ne font que confirmer cette nouvelle donne. Avec l’émergence d’un modèle chinois et le ralliement de nombreux pays à Pékin, dans les régions en développement en particulier, c’est à la constitution d’un véritable bloc à laquelle nous pourrions assister, certains observateurs n’hésitant pas à faire mention d’un « consensus de Pékin », en opposition au « consensus de Washington ». La Chine se refuse pour l’heure à un tel pronostic, et réfute le principe de l’émergence d’un consensus de Pékin. Mais la capacité d’attraction de ce pays pourrait changer la donne, et imposer de facto un véritable modèle, tant en matière de développement que de gouvernance.


On constate ainsi que la montée en puissance de la Chine, multiforme, ne s’est pas passée comme les Américains l’avaient prévu, mais c’est surtout parce qu’ils n’ont finalement rien prévu du tout. Il n’y a pas de cohérence dans la politique chinoise des Etats-Unis depuis 45 ans. Au-delà de l’opportunisme, la question de savoir pourquoi se rapprocher de la Chine n’a jamais été posée, de même que celle de savoir avec « quelle » Chine les Etats-Unis voulaient traiter. En ce sens, la relation avec la Chine ne fait qu’illustrer les hésitations, errements même, de la politique étrangère américaine, en particulier depuis la fin de la Guerre froide. Le dernier exemple en date est l’échec de la stratégie du pivot de l’administration Obama, disputée par l’opportunisme des dirigeants philippins et malaisiens, qui préfèrent céder aux sirènes des investissements chinois, et que l’administration Trump va définitivement enterrer, notamment en revenant sur l’accord de libre-échange transpacifique (TPP) que le nouveau président élu rejette avec force. A la place, Washington proposera des accords de libre-échange bilatéraux, ce qui existe déjà avec certains pays, et ce qui confirme surtout des ambitions revues à la baisse.


Comment expliquer les erreurs d’interprétation de la montée de la Chine qui ont été faites dans le monde occidental ?


Tentons d’identifier quelles sont ces erreurs d’interprétation afin d’y répondre. La croissance économique chinoise a d’abord été longtemps sous-estimée, voire même niée. Dans les années 2000, les cercles économiques et les think tanks évaluaient ainsi autour de 2050 la date à laquelle le PIB chinois dépasserait celui des Etats-Unis. Puis cette date est passée à 2030, et enfin 2020, ce qui semble assez juste. Ce rétrécissement du temps, en une décennie, est étonnant. Faut-il y voir une sorte de méthode Coué, visant à minimiser la croissance chinoise en espérant que cette dernière ralentisse ? Sans doute. S’ajoute à cela une incapacité à anticiper les adaptations de la Chine à une économie mondiale en mutation, et dont elle est progressivement devenue le pivot. Au niveau diplomatique ensuite, et plus précisément l’image de Pékin dans le monde. La Chine reste assez mal perçue dans le monde occidental, mais la réalité est différente dans les pays en développement, où les investissements chinois sont très bien accueillis, et pour cause. Les pays occidentaux continuent de fantasmer sur le fait que parce qu’ils n’aiment pas la Chine et le régime chinois, le reste du monde pensera comme eux. Il est temps d’ouvrir les yeux sur le fait que la Chine est acceptée partout dans le monde comme une puissance de premier plan, qu’on s’en réjouisse ou non. Au niveau culturel également, domaine dans lequel la Chine est parvenue, à force de moyens considérables et d’une stratégie de soft power savamment construite, à se faire reconnaître comme un pôle de puissance atemporel (en mettant notamment l’accent sur le fait que les 150 dernières années ne furent qu’une parenthèse douloureuse dans une histoire plurimillénaire). Là aussi, et sous l’influence des Etats-Unis, les pays occidentaux ont tardé à prendre la mesure du sens de l’histoire, proposant une grille de lecture trop limitée, comme si la chronologie des relations internationales commençait en 1945. Au niveau politico-stratégique enfin, les Etats-Unis n’ont jamais cherché à comprendre les motivations chinoises justifiant sa montée en puissance militaire, et son affirmation de puissance dans son environnement régional, se contentant d’y voir une menace pour la stabilité et de chercher à la contrer.


Les raisons expliquant ces erreurs de jugement sont multiples. D’abord une inadaptation stratégique aux équilibres post-Guerre froide. La plupart des décideurs et des analystes américains ont été formés pendant la période de rivalité avec Moscou, et ont parfois du mal à sortir de ces schémas de pensée. Ensuite, ce que le politologue américain Christopher Fettweis a récemment qualifié dans un ouvrage éponyme et passionnant de « pathologies de la puissance », que sont la peur, l’honneur, la gloire et l’hubris, pour ne pas dire globalement l’arrogance. La politique étrangère américaine s’est, de manière étonnante, montrée assez médiocre dans sa capacité à s’adapter à un nouvel environnement international. C’est le cas au niveau sécuritaire (où sont passées les guerres que Washington remportait), mais aussi économique et diplomatique. Résultat, et la Chine n’en est qu’un exemple, Washington ne pèse plus sur la scène internationale de manière aussi décisive que dans les années 1990, quand Bill Clinton faisait mention de la « nation indispensable ». Enfin, l’incapacité à définir ce que les Etats-Unis souhaitent faire en Asie. Endigagement de Bush fils, stratégie du pivot d’Obama (portée par Hillary Clinton)… des slogans souvent vides de sens que se renvoient Républicains et Démocrates, et qui se traduisent au final par des résultats médiocres. Car la réalité est là, même si elle reste niée : les Etats-Unis ne pèsent plus sur les affaires asiatiques avec la même force qu’au début du millénaire, et la montée en puissance de la Chine en est la raison.


Reste la question, très prégnante dans les cercles stratégiques américains, du China bashing comme grille d’analyse simpliste, sorte de prêt-à-penser pour stratèges peu au fait des réalités du monde actuel (et qui devraient sortir de leurs cercles) et dirigeants politiques élus sur des programmes de politique intérieure (c’est-à-dire tous les présidents américains depuis Bush père), et n’ayant aucune connaissance des dossiers de politique étrangère (sans parler d’une absence de vision sur ces questions, à l’exception notable, mais non aboutie, de Barack Obama). Sur ce point, Républicains et Démocrates se rejoignent, et il est parfois sidérant de constater à quel point l’analyse de la Chine est réductrice, parti-pris, et surtout négative par essence dans les cercles stratégiques américains. Crainte de la montée en puissance militaire, satisfaction à peine dissimulée quand la croissance chinoise est au ralenti, incapacité à saisir la complexité de la relation entre Pékin et ses voisins… Les experts de l’Asie en général, et de la Chine en particulier, aux Etats-Unis ont une solide connaissance des dossiers, mais une interprétation qui laisse souvent pantois.


Alors que la politique chinoise des États-Unis a été relativement stable depuis 40 ans (intensification des liens, encouragement de la croissance et de la modernisation de la Chine), peut-on s’attendre à ce que les Américains, sous le mandat de Donald Trump, modifient leur approche et posent les bases d’une nouvelle relation ?


Cette « stabilité » reste discutable, si on s’arrête sur quelques évènements qui complexifièrent la relation entre les deux pays, comme les évènements de la place Tian Anmen ou le bombardement de l’ambassade de Chine à Belgrade en 1999. Mais il est certain que globalement, et en dépit d’une rivalité à peine voilée, les deux pays se sont progressivement imposés comme des partenaires, au point que certains analystes ont, de manière sans doute réductrice compte-tenu de cette rivalité maintenue, fait état d’un G2 entre Pékin et Washington.


Il est également certain que les différentes administrations américaines ont soutenu le développement de la Chine – ce qui ne les a pas empêchées de s’en inquiéter – et des réformes à Pékin – souvent ignorées par les dirigeants chinois. Disons pour simplifier et en caricaturant à peine que la définition donnée à la « modernisation » de la Chine n’est pas la même à Washington et à Pékin.


L’administration Trump apportera-t-elle son lot d’ajustements dans la politique chinoise de Washington ? Sans aucun doute, et l’annulation programmée du TPP en est la première manifestation. Mais reste à savoir quelle direction exacte sera prise, et donc s’il s’agira d’une rupture profonde, pour le meilleur comme pour le pire. Depuis quelques années, en marge de la stratégie du pivot de l’administration Obama, de nombreux experts américains se sont interrogés sur la pertinence d’un « grand bargain » (que nous traduirons par grand marchandage) avec la Chine, en vue de maintenir une présence américaine en Asie, et de garantir la stabilité de cette région, pour ne pas dire du monde. Ce marchandage part de l’idée selon laquelle la montée en puissance chinoise est désormais inexorable et que, plutôt que de chercher à la contenir inutilement, il serait préférable de s’y associer, afin de maintenir des acquis. Au passage, notons que c’est l’attitude qu’adoptent aujourd’hui d’autres acteurs internationaux vis-à-vis de la Chine, à commencer par les puissances européennes qui se sont par exemple ralliées à l’AIIB dès sa création. Dans les faits, ce marchandage suppose d’accepter le rôle accru de la Chine dans les affaires asiatiques, mais aussi de lâcher du lest sur certains dossiers sensibles, comme Taiwan (ce marchandage est ainsi présenté par certains experts comme une remise en question des accords stratégiques avec Taipei). Reste à savoir où se situerait le niveau de ce marchandage, et dans quelle mesure il ne placerait pas de facto la Chine en position de force (sans mauvais esprit, les Chinois sont passés maîtres dans l’art du marchandage, ce qui n’est pas le cas des Américains). Une approche risquée donc, et qui serait une immense victoire pour Pékin, mais que pourrait cependant privilégier l’administration Trump. A-t-elle d’autres options sur la table compte-tenu des déboires de la politique étrangère américaine et des avancées de la Chine ? Pas sûr. Entre déterminisme et réalisme défensif, la politique chinoise de Trump pourrait ainsi poser les jalons de ce grand marchandage. Sans doute une bonne nouvelle pour la stabilité et la paix, une moins bonne pour l’idée que certains se font de la politique étrangère américaine, et d’un messianisme devant nécessairement l’accompagner.


Quelle forme pourrait prendre la relation sino-américaine en vue de garantir la stabilité mondiale ? Que devraient changer ces deux pays dans leur approche pour éviter de tomber dans le « piège de Thucydide » (concept formulé par l’historien Graham Allison qui désigne l’antagonisme qui oppose la puissance établie, ici les Etats-Unis, et la puissance ascendante, ici la Chine à tel ou tel moment de l’histoire, la montée en puissance de la seconde, la crainte qu’elle suscite chez la première, et le risque de guerre qui en résulte) ?


Cette question est à mon sens au cœur des relations internationales contemporaines, et sera structurante dans les prochaines années. Le « piège de Thucydide », qui suppose qu’une transition de puissance s’accompagne nécessairement d’une situation conflictuelle, a de son côté alimenté toutes les thèses (certaines intéressantes et appuyées sur les travaux de Robert Gilpin ou de Dale Copeland, d’autres beaucoup moins) sur l’inévitabilité d’un conflit entre la Chine et les Etats-Unis. On peut cependant assez facilement objecter à cette démonstration assez simpliste qui se base le plus souvent sur une répétition discutable de l’histoire. D’une part, rien n’indique que ce passage de relais doit nécessairement engendrer un conflit. Il n’y a pas de règle en la matière, juste des exemples. De nombreuses études sérieuses se sont penchées sur la question, et en concluent que s’il existe un risque important, on ne peut parler de relation automatique et déterminée de cause à effet. D’autre part, ce n’est pas toujours à la suite de conflits que des puissances ont émergé pour devenir « première puissance mondiale », si on donne un sens économique à cette définition (que la mise en avant des PIB et le classement qui l’accompagne semble confirmer). On pourrait ainsi mentionner le cas des Etats-Unis, qui se sont imposés dans la première moitié du XXème siècle, mais sans vaincre le Royaume-Uni, alors première puissance mondiale, ce pays étant même leur principal allié dans deux conflits successifs. La guerre a affaibli Londres et renforcé Washington, c’est une certitude, mais tous deux étaient dans le même camp, celui des vainqueurs a fortiori. En suivant cette logique, on peut même considérer que c’est en gagnant une guerre que le Royaume-Uni a cédé sa place de première puissance mondiale… Ce qui remet en question la thèse de la défaite et de la victoire comme accélérateur du passage de relais d’une puissance à une autre. En clair, la guerre comme transition de puissance est une possibilité et, dans certains cas une forte probabilité, mais certainement pas une fatalité. Les chances se réduisent même dès lors qu’aucun des potentiels belligérants n’a d’intérêt manifeste à précipiter un conflit.


Plus près de nous, la Guerre froide entre les Etats-Unis et l’Union soviétique n’a pas dégénéré en conflit armé à grande échelle, et s’est malgré tout soldée par la victoire totale de l’un des deux camps. Washington n’a pas ainsi eu besoin de combattre son principal adversaire pour s’imposer comme l’unique superpuissance et marquer l’entrée dans un monde unipolaire. C’est même à partir du moment où les dirigeants soviétiques ont reconnu leur incapacité à poursuivre la rivalité que la Guerre froide s’est achevée. Dès lors que Mikhaïl Gorbatchev prit les commandes de l’Union soviétique en 1985, et une fois les réformes engagées, le renoncement au bras de fer avec les Etats-Unis et, par voie de conséquence, la reconnaissance de la « défaite », s’imposait comme une évidence pour un pays au bord de la banqueroute.


Mais que nous enseigne cette « fin » de la Guerre froide entre les Etats-Unis et l’Union soviétique si on l’applique à la relation Washington-Pékin ? D’une part, et il n’est pas inutile de le rappeler, que la Guerre froide était une perception partagée des deux côtés du rideau de fer. Or, dans le cas présent, la question de savoir si dirigeants américains et chinois sont « d’accord pour ne pas être d’accord » mérite clairement d’être posée, mais elle reste en suspens. D’autre part, la Guerre froide était, il convient également de le rappeler, un combat idéologique.


Et sur ce point, la relation Washington-Pékin ne semble pas aussi nettement opposer deux idéologies rivales que l’Est et l’Ouest pendant plus de quatre décennies. Enfin, la Guerre froide n’a pris fin que dès lors que l’un des deux belligérants – l’Union soviétique – s’est avoué vaincu. Or, dans la situation actuelle, on imagine difficilement les Etats-Unis reconnaître une défaite (d’autant que la nature de cette dernière resterait à définir) et on imagine encore moins la puissance émergeante qu’est la Chine, promise au plus bel avenir, courber l’échine comme l’a fait Moscou à la fin des années 1980. Certes, la situation est susceptible d’évoluer, et évoluera probablement dans la durée, mais dans le rapport de force actuel entre les deux pays, et la permanence de leur statut de puissances de premier plan, semble exclure le scénario d’un « aveu d’échec ».


Il reste donc à définir, ou redéfinir, ce qu’est la relation entre les Etats-Unis et la Chine, et dans quelle catégorie, si catégorie il y a, elle doit être rangée. S’agit-il d’une nouvelle forme de relation, entre deux puissances qui s’observent à distance et évitent les sujets qui fâchent, mais ne peuvent éviter de se retrouver sur de multiples dossiers ? S’agit-il d’une situation transitoire, une sorte de passage de relais qui se fait sans heurts, mais dans lequel tous les coups sont cependant permis ? S’agit-il d’une « guerre » d’un genre nouveau, dont les contours autant que les aboutissements restent imprécis ?  Sans doute un peu de tout cela à la fois. Parce qu’elle est plus complexe que toutes les relations qui ont concerné les grandes puissances par le passé, parce qu’elle est à la fois d’une grande proximité et emprunte d’une méfiance réciproque qui invite nécessairement à la prudence, à Pékin comme à Washington, parce qu’elle est parfois d’une grande violence mais évitera tant que possible de basculer en conflit armé, la relation entre les Etats-Unis et la Chine est ce que j’ai qualifié dans l’un de mes ouvrages publié en 2014 de « guerre pacifique », qui impose de nouvelles grilles de réflexion.

Quels pourraient être les grands domaines de coopération entre ces deux pays ?


Dans son célèbre Paix et guerre entre les nations, et critiquant au passage l’approche à son sens trop limitée des relations internationales offerte par les auteurs réalistes (en particulier, et déjà, par les auteurs américains), Raymond Aron distingue des systèmes dits homogènes et hétérogènes, expliquant : « j’appelle systèmes homogènes ceux dans lesquels les Etats appartiennent au même type, obéissent à la même conception du politique. J’appelle hétérogènes, au contraire, les systèmes dans lesquels les Etats sont organisés selon des principes autres et se réclament de valeurs contradictoires ». Voilà une parfaite définition d’une multipolarité dans laquelle la Chine aurait une place centrale, et voilà une définition encore plus exacte d’un système dans lequel les Etats-Unis et la Chine rivalisent, mais cohabitent et coopèrent malgré tout. C’est l’acception de l’altérité (François Jullien parlerait « d’écarts culturels ») qui est ici en jeu. Les différences entre les deux pays sont en effet innombrables, et portent sur tous les sujets, ce qui impose une grande prudence dans la manière avec laquelle nous devons appréhender et tenter de décrypter la relation Chine – Etats-Unis. C’est avec le souci de mettre en avant ces systèmes hétérogènes, qui permettent de mieux comprendre les décalages fréquents entre la posture et les stratégies de Washington et celles de Pékin, que les deux pays seront en mesure de coopérer sur la scène internationale, et d’imposer une multipolarité polyphone, c’est-à-dire définie par des acteurs aux sensibilités très différentes, mais pas nécessairement ennemis. A partir de ce constat, les domaines de coopération sont multiples, je dirais même sans limite, à condition qu’ils s’établissent dans un climat de confiance et de respect mutuel. Les Américains doivent accepter la nouvelle réalité d’une Chine superpuissance, et les Chinois doivent de leur côté lutter contre la tentation de l’arrogance, pathologie qui gangrène souvent les puissances ascendantes et qui se sentent pousser des ailes. Si les dirigeants américains et chinois font preuve de sagesse et parviennent à surmonter ces écueils, tout en restant à l’écoute des autres acteurs et en assumant leurs responsabilités, la coopération peut être très productive.

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