27.11.2024
« Face à Daech, j’ai espoir dans le processus lancé à Genève »
Presse
17 novembre 2016
Historien de l’islamisme, vous venez de publier un livre sur « Daech » (Editions Eyrolles). Mais vous êtes à Genève pour participer au lancement d’un partenariat euro-arabe qui doit mobiliser la société civile. Y a-t-il un rapport ?
Mon ouvrage sur Daech parcourt en réalité un siècle d’histoire de l’islamisme: le contexte de sa naissance, les raisons de son développement, son enracinement progressif dans les sociétés arabes, les dérives terroristes… Or, je constate que les phénomènes de radicalisation s’expliquent en partie par un total manque de confiance des populations envers leurs gouvernements et envers les démocraties européennes qui soutiennent ces régimes autoritaires. C’est pourquoi, à mon sens, toutes les tentatives de rapprochement entre le nord et le sud de la Méditerranée sont vouées à l’échec si elles n’impliquent que les gouvernements. Ce fut le cas pour le Processus de Barcelone (ndlr: lancé en 1995), la Politique européenne de voisinage (2003) ou encore l’Union pour la Méditerranée (2008). On ne crée pas un «espace de paix et de stabilité» sans ses habitants! C’est cette démarche de consultation, difficile mais essentielle, qui m’intéresse dans le projet de Livre blanc lancé à Genève. Une première, d’après moi.
Mais ce processus peut-il réussir alors que l’élan du Printemps arabe est retombé et que l’Europe s’accommode de régimes autoritaires au sud pour limiter le chaos…
Je ne dis pas que c’est gagné d’avance, mais on ne viendra pas à bout du radicalisme tant qu’on ne s’attaquera pas à ses racines. Nous n’en sommes qu’au début d’une ère de violence. Le «califat» de Daech sera certes vaincu militairement, il perdra les territoires qu’il avait conquis, mais ses idées lui survivront et un autre groupe terroriste bientôt surgira, qui sera probablement encore plus brutal. Vous savez, les Irakiens libérés n’ont pas pour autant oublié que l’invasion de leur pays par les Etats-Unis avait créé les conditions du chaos actuel. Regardez aussi l’Egypte du président Sissi, ses prisons pleines d’opposants politiques, la paupérisation de la classe moyenne, l’effondrement du tourisme… Voyez l’Algérie, où l’islamisme ressurgit, le régime n’ayant plus les moyens «d’acheter» le calme depuis la chute des prix du pétrole. A chaque fois, quand le couvercle saute, on voit bien que la colère n’avait jamais cessé. Si l’Europe veut de la stabilité au sud de la Méditerranée, il faut accepter d’aborder directement avec les gens les questions qui les touchent: emploi, santé, éducation, justice, environnement, bonne gouvernance, droits de la femme, respect des minorités, place de la religion…
Cela risque d’ébranler bien des alliances! Imaginez-vous les gouvernements arabes laisser faire une telle entreprise ?
Effectivement, des moments très difficiles attendent l’Occident. Notamment mon pays, la France. L’alliance avec l’Arabie saoudite, qui diffuse en Europe son islam salafiste, est totalement toxique. Des groupes radicaux s’activent pour tenter de transformer les musulmans français en une sorte de cinquième colonne en Occident. Des gosses qui sont nés ici, éduqués ici, finissent par prendre les armes contre leur propre société. Pour l’instant, le terrorisme en France a plutôt eu pour conséquence d’unir la République. Mais on sent bien que les pays du Nord de la Méditerranée sont fragilisés dans leur identité. Même en Suisse, où il n’y a heureusement pas eu d’attentats. Aucun pays n’est à l’abri.