L'édito de Pascal Boniface

« La grande histoire du monde » – 3 questions à François Reynaert

Édito
15 novembre 2016
Le point de vue de Pascal Boniface
Cet ouvrage, publié aux éditions Fayard, se mérite. C’est un pavé. Mais un long trajet d’avion, un week-end pluvieux ou une semaine de vacances ensoleillée permet agréablement d’en venir à bout. Car, cette histoire du monde que propose François Reynaert, journaliste et écrivain, est un tour d’horizon global qui parle aussi des autres civilisations, ayant connu leur période de gloire et de désastre. Bref, qui évite un occidentalo-centrisme encore trop fréquent à l’heure de la mondialisation et de la perte du monopole de la puissance des Occidentaux.

« La terre est ronde, cela permet à tous les peuples qui l’habitent de se croire au centre du monde ». La phrase qui ouvre votre ouvrage en définit le projet…

On sait cela depuis Lévi-Strauss. Même les plus petits clans de la forêt amazonienne se pensent forcément comme « les hommes », « l’humanité », tandis que les étrangers – forcément barbares – n’en représentent que les marges. Ce sentiment a été d’autant plus fort dans les sociétés qui se sont constituées en empires : de Cyrus le grand, qui fonde l’empire Perse au VIe siècle avant notre ère, au mongol Gengis Khan (début XIIIe), aux empereurs de Chine ou aux sultans ottomans, les grands souverains se sont tous pensés comme des monarques universels, ayant vocation à régner sur la terre entière. Le fait est qu’à partir du XVIe siècle, grâce à son expansion extraordinaire et à sa domination progressive de la planète, l’Europe a pu croire que ce phantasme était une réalité. Songez qu’il y aujourd’hui moins de dix pays au monde qui n’ont jamais été colonisés par les Européens, et encore, le plus souvent – Thaïlande (ex Siam), Perse, voire Chine – ils n’ont échappé à la domination d’un seul que parce qu’ils étaient convoités par plusieurs, qui se neutralisaient.

Au XIXe siècle, l’Europe a imposé à la planète entière ses normes, sa façon de penser, son modèle de développement économique, ses découvertes technologiques (l’électricité, le chemin de fer, etc.), jusqu’à ses fuseaux horaires et son calendrier ! Évidemment, elle pouvait se croire au centre du monde. Entre 1945 et 1991, les États Unis et l’URSS l’ont remplacée, mais les valeurs défendues par ces deux modèles –capitalisme libéral d’un côté, marxisme soviétique de l’autre – étaient issues de la pensée européenne. Après la chute de l’URSS, certains, comme l’Américain Fukuyama, ont cru à une « fin de l’Histoire » qui verrait le triomphe absolu de la démocratie libérale anglo-saxonne. Cette illusion a vécu. Une grande partie des bouleversements géopolitiques d’aujourd’hui s’explique par la volonté de nombreux grands pays de retrouver leur puissance d’hier et la place centrale qu’ils estiment être la leur. La Chine en est l’exemple le plus évident ; cela se retrouve jusque dans sa dénomination officielle : en mandarin, « zhongguo » signifie le « pays du centre », « l’empire du milieu » autour de qui tournent des royaumes vassaux et barbares ; autrement dit nous.

Les puissances ou civilisations qui n’ont pas voulu – ou pu – comprendre les autres ont été condamnées au déclin et à la rupture. Est-ce une leçon que l’on peut retirer de votre livre ?

En effet. De nombreux peuples ont été dominés parce que, aveuglés par leur orgueil ethnocentrique, ils n’ont pas vu venir les nouveaux périls qui les ont emportés. Le monde arabo-musulman, par exemple, a fini par être soumis, au XIXe siècle, par les puissances européennes car il avait refusé de s’intéresser aux progrès vertigineux qui avaient eu lieu en Europe depuis trois siècles. Quand la première presse d’imprimerie est arrivée à Istanbul, à la fin du XVe siècle, le sultan a demandé ce qu’il fallait en penser à un comité d’oulémas. Ils ont condamné l’objet, car il ne fallait pas écraser le Coran. Au final, les premières presses qu’on a revues dans l’Empire ottoman sont celles qui ont été débarquées par Bonaparte, lors de l’expédition d’Égypte, à la fin du XVIIIsiècle ! Et pourtant, à l’époque abbasside (750-1258), au temps des Avicenne, des al-Khwarizmi – le père de l’algèbre, d’où dérive le nom « algorithme » – le monde musulman avait produit les plus grands savants du monde. Comme je le décris longuement dans mon livre, la Chine et l’Inde ont vécu la même chose. Ces civilisations, confites dans leur grandeur passée, n’ont pas voulu comprendre que d’autres étaient devenus plus puissants qu’eux. J’ai écrit ce livre, entre autres, pour qu’on ne commette pas la même erreur.

Qu’en déduisez-vous pour la politique étrangère française ?

La première chose qu’il faut avoir en tête, je le répète, c’est une vision claire de l’état du monde tel qu’il est, et non pas tel qu’on le phantasme. Prenez le camp des gens qui se nomment les « souverainistes ». Pour eux, il suffirait de quitter l’Union européenne (UE) pour que la France « retrouve sa grandeur ». Mais de quand précisément date cette « grandeur » ? Ils ne le précisent jamais. Faisons-le donc à leur place. Historiquement, l’apogée de la puissance française se situe juste avant 1914 : à ce moment-là, en effet, notre pays est une des quatre ou cinq puissances qui règnent sur le monde entier. Il y parvient pour deux raisons : parce qu’il possède un immense empire colonial, et parce que les puissances non occidentales (la Chine, l’Inde, etc.) sont à terre. Est- ce encore le cas ? Les gens qui rêvent de cette noble grandeur veulent ils repartir à la conquête de l’Algérie ou de l’AOF tout en ré-obligeant la Chine à signer les « traités inégaux », ces traités commerciaux qui l’ont ruinée au XIXe siècle ? Je leur souhaite bon courage. Pour ma part, dans l’état actuel du monde, je ne vois pas d’autre solution que de renforcer notre amarrage européen. On me dira que l’UE, telle qu’elle est, est catastrophique et dysfonctionnelle. C’est vrai. Le grand combat du moment consiste donc à trouver un moyen de la réformer pour la rendre efficace et puissante.
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