18.11.2024
« Monde arabe, le grand chambardement » – 3 questions à Yves Aubin de la Messuzière
Édito
14 novembre 2016
Pourquoi diagnostiquez-vous un affaiblissement global des puissances arabes ?
Il y a à l’évidence une perte de puissance dans le monde arabe, qui s’est manifestée depuis le début des années 2000. Que constatait-on avant l’émergence des révoltes arabes en 2011 ? Du fait du déclin de l’Égypte, dans les dernières années Moubarak, et de l’effondrement de l’État irakien après l’invasion américaine en 2003, les seules puissances qui comptent au Proche et Moyen-Orient ne sont pas arabes : Israël, la Turquie et l’Iran. Malgré les sanctions sévères liées à la poursuite de son programme nucléaire, le régime des Ayatollah conservait un potentiel militaire important, grâce à une armée aguerrie. En dépit d’un arsenal considérable, la Libye ne disposait pas d’un poids stratégique. La donne géostratégique s’est significativement modifiée au cours de ces cinq dernières années et on assiste à un nouveau rapport de force dans la région et au sein du monde arabe. Depuis l’accession au trône du roi Salmane, en 2015, l’Arabie saoudite, dont la diplomatie était plutôt discrète, affirme de nouvelles ambitions régionales. Elles se concrétisent par la constitution d’une coalition rassemblant les pays arabes du Golfe, la Jordanie et le Maroc, autant d’États sunnites, afin d’engager une offensive contre la rébellion houthiste du Yémen. Malgré les moyens militaires considérables engagés par Riyadh, premier acheteur d’équipements militaires au monde, l’intervention dont l’objectif est de contenir l’influence de l’Iran dans la région, est un échec. La monarchie wahhabite, déjà affaiblie par la chute de la rente pétrolière et la contestation d’une jeunesse marginalisée et frustrée, fait face au risque d’une déstabilisation. L’Égypte du maréchal Sissi cherche à retrouver son poids stratégique, mais son relèvement se fait à l’ombre des pays du Golfe, plus particulièrement de Riyadh, qui financent son développement et ses équipements militaires. D’un équilibre jadis dominé par les grands États au cœur du nationalisme arabe – l’Égypte, la Syrie et l’Irak – on passe à un basculement de puissance au profit d’un pôle golfique plutôt stable et attractif économiquement.
Les interventions politiques et militaires des deux puissances non arabes que sont l’Iran et la Turquie, en Syrie, au Liban et en Irak, limitent les marges de manœuvre des pays arabes, notamment du Golfe. La Syrie de Bachar Al-Assad a délégué à l’Iran une partie de sa souveraineté. En s’appuyant sur le Hezbollah, les Pasdarans sont à l’avant-garde de la confrontation sur le terrain avec toutes les formes de rébellion (avec le soutien aérien russe). La Turquie est engagée depuis peu au nord de la Syrie pour empêcher la constitution d’une autonomie kurde. En Irak, l’Iran s’assure un rôle dans la reconquête de Mossoul par le contrôle de milices chiites, tandis qu’Ankara se pose en protecteur des Turkmènes et d’autres populations sunnites. Au Liban, l’élection du général Aoun à la présidence, avec l’appui du Hezbollah renforce la main de Téhéran et affaiblit l’influence de Riyadh.
Les concepts d’islamisme politique, islamisme radical, salafisme et djihadisme sont-ils interchangeables, comme certains commentaires le laissent paraître ?
En effet, il existe parfois une réelle confusion entre ces différents concepts. L’islam politique, qu’il faut distinguer de l’islamisme radical, désigne un courant idéologique visant à l’établissement d’un État fondé sur les principes de l’islam. L’organisation des Frères musulmans, en Égypte, ainsi qu’Ennahda en Tunisie, entrent dans la catégorie du courant islamo-conservateur, dénomination la plus pertinente pour le distinguer des mouvances radicales salafistes ou djihadistes. L’un comme l’autre, sont parvenus au pouvoir au lendemain de la chute des régimes autocratiques, dans le cadre de processus démocratiques. Mais les expériences égyptienne et tunisienne de domination de l’islam politique n’ont eu qu’un temps bref, en raison de leur incapacité à gouverner. C’est en ce sens que l’on peut évoquer l’échec de l’islam politique, même si Ennahda participe au gouvernement et, qu’au Maroc, le PJD cohabite avec le Makhzen qui détient l’essentiel du pouvoir.
Le djihadisme se définit comme une doctrine radicale au sein de l’islam, qui prône la violence pour la réalisation d’objectifs à la fois religieux et politiques. Son but est de reconstituer la Oumma, la communauté des musulmans. C’est l’invasion de l’Afghanistan par les soviétiques en 1979 qui a ouvert la voie au djihadisme mondial dont Al-Qaïda sera la représentation la plus radicale. L’organisation de Ben Laden deviendra la matrice du Front Al Nosra et de l’État islamique.
Le salafisme est plus complexe à définir, tant il a emprunté des modes d’actions différentes, selon qu’il soit quiétiste ou djihadiste. À l’origine, sa doctrine exalte le comportement des pieux ancêtres, dénommés « Salaf ». Il s’est surtout développé en Arabie saoudite, lorsque les Saoud dans leur conquête du pouvoir à la fin du XVIIIème siècle, se sont appuyés sur le mouvement religieux ultraconservateur wahhabite, d’inspiration salafiste. Le royaume wahhabite est depuis des décennies le propagateur du salafisme par l’entremise d’imams formés dans l’université islamique de Médine. Ainsi plusieurs mosquées salafistes de France sont financées par La ligue islamiste mondiale, le bras armé de la propagande religieuse du Royaume. Les responsables gouvernementaux français créent la confusion lorsqu’ils font le lien entre le salafisme et le djihadisme le plus radical. Les enquêtes sur les attentats terroristes en France révèlent que leurs auteurs n’ont pas été radicalisés dans les mosquées salafistes. Le salafisme en France est largement quiétiste auquel on peut reprocher, par contre, d’encourager le repli communautaire.
L’Union européenne est-elle affaiblie de manière durable dans la région ?
Sans conteste, l’Union européenne pèse de moins en moins dans la région proche orientale, alors même que les convulsions au cœur du monde arabe l’atteignent directement de par sa proximité géographique. Plusieurs pays, plus particulièrement la France, sont la cible des organisations terroristes, tandis que d’autres subissent les flux migratoires. Sur l’ensemble des crises de la région, on ne peut que constater l’absence d’une stratégie d’ensemble, qu’il s’agisse de l’Irak, de la Syrie ou de la Libye, et récemment concernant « la crise des réfugiés ». L’Union européenne semble atteinte d’une cécité collective face aux grands bouleversements de l’Histoire. Autre signe de cette absence de stratégie, l’échec de l’Union pour la Méditerranée, qui devait consacrer la solidarité entre les deux rives. L’Europe ne sera probablement pas partie prenante dans la solution politique du conflit central syrien, qui émergera d’un accord entre Washington et Moscou, avalisé par les principaux acteurs régionaux : la Turquie, l’Iran et l’Arabie saoudite.