L'édito de Pascal Boniface

« Israël et ses colombes » – 3 questions à Samy Cohen

Édito
3 novembre 2016
Le point de vue de Pascal Boniface
Samy Cohen est Directeur de recherche émérite à CERI- Sciences Po, spécialiste des questions de politique étrangère et de défense. Il répond à mes questions à l’occasion de la parution de son dernier ouvrage : Israël et ses colombes : enquête sur le camp de la paix, aux Éditions Gallimard.

Pourquoi écrivez-vous que « le camp de la paix » fait autant « le jeu de l’ennemi » qu’il dérange ceux qui veulent délégitimer Israël ?

En Israël, le camp de la paix est perçu de manière très négative, ce qui explique qu’il ait tant de mal à s’imposer. C’est le mal aimé de la société israélienne. Pour beaucoup d’Israéliens il « fait le jeu de l’ennemi » et ses membres sont des « traîtres ». Il met le doigt là où ça fait mal, sur l’occupation des territoires et ses conséquences pour la vie quotidienne des civils palestiniens, sur les violations de droits de l’homme. C’est insupportable quand on se voit comme une société juste, dotée de l’« armée la plus morale au monde ». Il y a, de ce fait, chez beaucoup d’Israéliens une volonté de ne pas savoir, d’ignorer. Mais il dérange également tous ceux qui ne veulent pas grand bien à cet État, quelle que soit la politique qu’il mène, et qui ne demandent qu’à le délégitimer. Or les colombes israéliennes constituent la preuve vivante et « gênante » de l’existence d’un « autre Israël », plus ouvert et tolérant que celui qui gouverne sans perspectives autres que la poursuite du statu quo.

Contrairement à ce qui est généralement admis désormais, Yitzhak Rabin n’était pas le « champion du camp de la paix » et ne s’est pas appuyé dessus. Pourquoi ?

Les choses sont plus compliquées. Depuis qu’il a signé les accords d’Oslo, Y. Rabin est considéré comme le champion du camp de la paix. Tous les pacifistes se réclament de son « héritage », même si celui-ci n’est pas très clair. Car bien de questions se posent : comment Rabin voyait-il l’issue du processus engagé en 1993 ? Etait-il prêt à accepter un État palestinien ? Il y a toutefois un problème : Rabin n’a jamais aimé le camp de  la paix. Il voulait gérer le processus de paix en prise directe avec l’armée. Il n’était donc pas question de s’embarrasser du « soutien empoisonné » d’un mouvement de paix comme La Paix maintenant, qui traînait l’image sulfureuse d’une organisation « gauchiste ». Rabin se méfiait de tout ce qui pouvait l’associer à la gauche militante. Il ne percevait pas La Paix maintenantcomme un mouvement sioniste de gauche. Cette partie difficile, il voulait la jouer seul, sans être gêné par ses alliés. Il entendait incarner un large rassemblement dépassant le clivage gauche-droite, rallier la droite modérée qui lui faisait confiance, et étendre son assise électorale aux couches défavorisées et populaires, aux mizrahim surtout, les Juifs orientaux, pour qui la gauche colombe n’était qu’un assemblage de « bourgeois ashkénazes ».

Le camp de la paix est affaibli mais demeure vivant, grâce à de nombreuses initiatives. Qu’est-ce qui pourrait lui redonner une place importante ?

Il faudrait qu’il commence par s’unir et surmonter ses divisions, sa principale faiblesse. Elles ne sont le fruit ni du hasard ni une calamité naturelle. Il s’agit d’un choix. Cet ensemble n’a jamais voulu s’unir pour former un mouvement de masse. Pour la plupart des ONG pacifistes, il est plus important de se distinguer que de se rassembler. Leur « priorité des priorités » est de persévérer dans leur être, dans leur identité. Elles préfèrent l’insatisfaisant statu quo actuel à un mouvement de masse qui les conduirait à y perdre leur âme, ainsi que les sources de financements qu’elles ont souvent péniblement réussi à obtenir. Ces divisions s’expliquent également par des facteurs idéologiques. Si toutes ces organisations tendent vers le même objectif, la paix, les chemins qui y mènent sont différents. Certaines pensent qu’il n’est pas souhaitable d’aborder des questions trop sensibles telles que la guerre de 1948 ; d’autres, au contraire, pensent qu’elle est inévitable. Certaines veulent se montrer « apolitiques », ne pas se laisser entraîner dans des critiques anti-gouvernementales qui les marqueraient « à gauche ». D’autres, inversement, n’hésitent pas à cibler directement le Premier ministre et le gouvernement, responsables à leurs yeux du maintien du statu quo. Enfin, la question des alliances et des coalitions est primordiale. Comme dans toute société, les mouvements sociaux ont le souci de ne pas s’allier à des organisations qu’ils ne tiennent pas en estime et dont les objectifs ne concordent pas avec les leurs.

Il lui faut un leader qui lui fait défaut depuis que Rabin a été assassiné. Nul processus de paix ne pourra émerger sans la présence de leaders politiques de grande envergure des deux côtés, porteurs d’une vision d’avenir, capables de rassurer leur peuple autant que celui du camp adverse. Le camp de la paix est à la recherche d’un « homme fort », un homme providentiel au passé sécuritaire irréprochable. Car compte tenu de l’état de méfiance réciproque régnant entre Israéliens et Palestiniens, de la fracture israélienne entre partisans et adversaires d’un compromis politique, et de l’opposition entre le Fatah et le Hamas, la tâche qui attendrait ce leader requiert un courage et un savoir-faire hors du commun. Il n’y a pas actuellement de leader colombe crédible.

Il faudrait, enfin, une opposition véritable au gouvernement actuel, convaincue de poursuivre le processus de paix. Or, sur ce chapitre, rien de bien prometteur ne se profile à l’horizon même si l’alternance politique n’est pas inconcevable. En mars 2015, le parti travailliste et ses alliés centristes n’étaient pas loin de l’emporter. Mais ces partis ne sont pas prêts à prendre à bras le corps la question du conflit israélo-palestinien car ils sont à la recherche des voix de la droite modérée pour qui le conflit n’est pas la priorité.
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