13.12.2024
« Dr. Saoud et Mr. Djihad » – 3 questions à Pierre Conesa
Édito
13 octobre 2016
Pourquoi décrivez-vous l’Arabie Saoudite comme une entreprise idéologique qui tient du soft power américain dans la structure, mais serait soviétique dans la méthode ?
J’ai été frappé, en étudiant la diplomatie religieuse de l’Arabie saoudite, de la mise en place d’un système d’influence (un soft power) très efficace, illustré notamment par la propagation réussie du salafisme. La comparaison avec les grands systèmes de soft power connus s’est imposée rapidement : la politique publique de diffusion du wahhabisme est affichée dès la constitution du régime (certaines ambassades incluent un conseiller aux affaires religieuses en contradiction avec la convention de Vienne) ; elle est appuyée par de multiples et richissimes fondations privées, d’ONG à vocation humanitaire ou éducatives… C’est un système « multicouches » qui associe privé et public comme dans le système américain. D’un autre côté, il y a un bras armé très tôt mis en place, la Ligue Islamique mondiale (LIM), qui agit en interaction complète avec les ambassades. La politique de formation de cadres religieux dans l‘université islamique de Médine, qui n’est pas sans rappeler la célèbre Université Lumumba de Moscou, a porté ses résultats dans nombre de pays notamment d’Afrique francophone. Enfin, la diffusion d’une idéologie totalitaire inoxydable : le salafisme. Le résultat est impressionnant : entre 25 et 30 000 diplômés en une trentaine d’années, dont bon nombre ont pris la tête de structures représentatives des musulmans dans différents pays ; et un budget de 8 milliards de dollars !
Le plus grands succès de ce soft power est probablement d’avoir su rester discret, « au-dessous des radars », au point qu’il n’existe aucune étude sur l’action de la LIM y compris au Quai d’Orsay.
Comment expliquer que la diplomatie occidentale considère l’Arabie Saoudite comme un pays « modéré » ?
Il y a plusieurs explications historiques, qui aujourd’hui devraient être totalement réexaminées :
D’abord, l’Arabie saoudite a combattu le Nassérisme à une époque où les chancelleries occidentales regardaient le nationalisme arabe comme un allié objectif de l’URSS. La diplomatie religieuse de Riyad s’est d’abord structurée en opposition à celle de Nasser, puisque le Royaume accueille les Frères Musulmans persécutés par le Rais. En face du panarabisme, la monarchie promeut le panislamisme ; pour contrer la Ligue arabe, elle crée la Ligue Islamique mondiale ; et pour rivaliser avec l’Université Al Azhar, elle crée celle de Médine qui, grâce à son offre de bourses, attire tous les étudiants du Tiers monde.
Ensuite, lors de l’invasion soviétique en Afghanistan, le royaume devient le relais de la diplomatie américaine pour soutenir les moudjahidines. Le postulat stratégique occidental de la guerre froide est simple : « les ennemis de nos ennemis sont nos amis ». En fait, dès cette date, Riyad mène déjà sa propre action consistant pour l’essentiel à implanter des madrasas wahhabites au Pakistan, dont il sortira les talibans (étudiants en religion).
Le royaume semble aussi faire barrage à l’islam révolutionnaire de Khomeiny, et son argent paiera en partie les armes fournies à Saddam Hussein dans sa guerre contre l’Iran.
Enfin, les industries énergétiques, aéronautiques, militaires, de luxe et BTP sont là pour rappeler aux gouvernants occidentaux l’eldorado qu’est l’Arabie, aspect qui surpasse les questions de droit de l’homme. On remarquera que notre premier ministre souhaite rencontrer des dissidents quand il va en Chine, mais jamais quand il se rend à Riyad. Est-ce parce qu’ils sont tous décapités ? Ou qu’ils vivent à l’étranger ? Ou peut-être parce que les dissidents vivant dans le pays sont encore plus radicaux que le régime et ne souhaiteraient pas du tout rencontrer le chef d’un gouvernement « mécréant » ?
Riyad n’a-t-elle pas créé un monstre qui s’attaque à elle ?
Oui, Riyad est aujourd’hui cernée par les problèmes que sa diplomatie religieuse a suscités :
La rupture avec les Frères musulmans date de la guerre du Golfe, au cours de laquelle les dirigeants de la confrérie soutiennent S. Hussein et rejettent l’arrivée des armées occidentales. Or, les révolutions arabes ont fait sortir des urnes presque partout des équipes fréristes. Riyad préfère aujourd’hui le maréchal Sissi au président égyptien élu Morsi.
La réintégration de l’Iran, depuis la signature de l’accord sur le nucléaire signé à Vienne en juillet 2015, affaiblit la relation de l’Arabie avec Washington. Or l’action anti-chiite est une constante de sa diplomatie religieuse sur la planète entière.
Enfin, et surtout, parce que les radicaux issus du système éducatif saoudien en arrivent à contester la légitimité des Saoud. Déjà, Ben Laden avait critiqué l’appel aux Occidentaux en 1991 et la rupture s’était traduite par une vague d’attentats dans le Royaume. Mais Daech est aujourd’hui une menace bien plus grave. L’Etat islamique a réussi à marginaliser Al-Qaida, à se présenter comme le défenseur des sunnites opprimés par les pouvoirs chiites de Bagdad et de Damas et à symboliser l’Oumma et le seul véritable régime islamique. La proclamation du Califat, commandeur des Croyants, « horizon mythologique » de nombre de musulmans, vient rappeler que les Saoud n’ont aucune légitimité religieuse à diriger l’Oumma et à gérer les lieux saints. Riyad, qui redoute les effets de la guerre contre Daech, s’est donc lancée dans une compétition anti-chiite avec ce dernier, en abandonnant sa lutte contre lui et en attaquant le Yémen. Une fois de plus, ce sont les « mécréants » qui viennent sauver la dynastie puisqu’aujourd’hui seules les forces occidentales (dix pays de l’OTAN et l’Australie) bombardent Daech.