27.11.2024
Syrie : « L’intervention de la Turquie redistribue les cartes »
Interview
31 août 2016
Oui, incontestablement. L’intervention de l’armée turque a permis de reprendre un certain nombre de localités à l’État islamique, prises aujourd’hui en tenaille entre les forces turques et les YPG. L’enjeu des affrontements de ces derniers jours se situe dans la zone située entre la localité de Jarabulus, récemment reconquise par les forces rebelles syriennes soutenues par l’armée turque, et la frontière turque. Cette zone fait office de point de passage sanitaire, alimentaire et militaire pour l’État islamique. Si les FDS ou l’armée turque venait à la contrôler, cela porterait un coup dur à l’organisation.
D’autre part, l’intervention de la Turquie redistribue les cartes dans cette partie de la Syrie en termes de forces présentes sur le terrain. Les FDS, au sein desquels les Kurdes liés au YPG sont majoritaires, étaient il y a quelques semaines la seule force capable de s’opposer victorieusement à l’État islamique. Au fil de leur avancée, les Kurdes de Syrie sont en mesure de modifier les rapports de force, mais aussi les enjeux politiques de la région. Car le Parti de l’union démocratique (PYD) profite de la progression militaire de sa branche armée, le YPG, pour instaurer des administrations cantonales sous sa direction. Le but de Recep Tayyip Erdogan est donc de freiner la montée en puissance militaire et politique du PYD, voire, comme il l’a déclaré publiquement, de « nettoyer » la zone de leur présence. L’intervention de son armée doit leur empêcher de relier les trois cantons qu’ils dominent : deux d’entre eux sont à l’est, un autre est à l’ouest. Si les Kurdes parvenaient à faire la jonction des cantons, ils contrôleraient la majeure partie du territoire frontalier à la Turquie. C’est ce que craint le chef de l’Etat turc et ce qui l’a, en partie, motivé à envoyer son armée.
Pensez-vous que l’offensive turque contre les combattants kurdes de Syrie, soutenus par les États-Unis, pourrait provoquer une crise diplomatique entre Ankara et Washington ?
Non, je ne le pense pas. Au cours des derniers mois, les Etats-Unis ont soutenu et équipé les YPG alors que la Turquie, alliée des Etats-Unis et membre de l’OTAN, les considère comme une organisation terroriste car extension syrienne du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK). L’attitude des Etats-Unis était ambiguë, mais il y a encore quelques semaines, les combattants kurdes constituaient la seule force, au sol, capable de tenir tête à l’État islamique. L’intervention de l’armée turque avec son opération « bouclier de l’Euphrate » change la donne. Joe Biden, le vice-président des Etats-Unis en visite à Ankara mercredi dernier, a clairement affirmé son soutien à l’opération. Il a également appelé les combattants kurdes à se retirer sur la partie orientale de l’Euphrate. Aussi si les Etats-Unis ne devraient pas stopper leur aide aux Kurdes de Syrie, ils devraient se montrer à l’avenir beaucoup plus exigeants.
Les États-Unis ont donc fait un choix stratégique. Ils préfèrent une alliance forte, efficace et opérationnelle avec la Turquie plutôt qu’avec les groupes kurdes de Syrie. Pour eux, l’enjeu est, en effet, bien plus important du point de vue géopolitique. Cela étant la situation est très volatile et peut évoluer très rapidement.
Quelle est la situation des forces en présence en Syrie ? Daech est-il toujours en train de perdre du terrain ?
En réalité, Daech n’est qu’une partie de l’équation. Il détient quelques pans du territoire, mais leur véritable implantation s’est faite dans les villes, notamment à Raqqa. Si le retrait de Daech dans des petites localités est incontestable, son affaiblissement est relatif. Il reste maître de villes importantes et de son bastion, Raqqa pour laquelle Daech s’est particulièrement préparé à sa défense.
Les forces kurdes de Syrie, qui ne se trouvent qu’à une trentaine de kilomètres de cette dernière depuis plusieurs mois, ont plusieurs fois été sollicitées par les Etats-Unis pour passer à l’offensive, mais ils s’en gardent bien. Pour s’y attaquer, il leur faut avant tout se préparer en termes de tactique militaire et essayer d’assécher les réseaux d’approvisionnement de la ville de Raqqa pour affaiblir les positions de l’Etat islamique.
Par ailleurs, Alep est un des considérables enjeux géopolitiques et militaires : des groupes qui parviendront à contrôler Alep, dépendra certainement l’avenir de la Syrie. Mais pour l’instant, aucune force n’est en mesure de dominer la ville, et les populations civiles en paient le prix fort.
Les combats y font rage entre les forces de Bachar al-Assad et les combattants de l’Armée syrienne libre (ASL) considérés comme « modérés ». Ces derniers, sur la défensive, se sont vus contraints au cours de l’été de s’allier aux islamistes du Front Fatah al-Sham (ex-Front al-Nosra, lié à d’Al-Qaïda) pour reprendre certains quartiers et desserrer l’étreinte que fait peser l’armée syrienne restée loyale à Bachar al-Assad.
On assiste ainsi, à Alep comme ailleurs, à une polarisation extrême des tensions et l’on constate que désormais il n’y a plus beaucoup de place pour les forces dites « modérées » entre, d’une part les forces de Bachar al-Assad massivement soutenues par la Russie, le Hezbollah et l’Iran, et d’autre part les groupes djihadistes qu’ils s’appellent Etat islamique ou Fatah al-Sham, en bonne partie soutenus par les Etats arabes du golfe.
La Syrie est aujourd’hui divisée entre forces gouvernementales, Kurdes, Etat islamique, rebelles dits « modérés » et groupes djihadistes ou salafistes et aucune faction n’est en mesure d’imposer sa prééminence aux autres. Et l’on constate que, malheureusement, les djihadistes, autres que l’Etat islamique, sont en passe de s’imposer comme des combattants incontournables pour régler un certain nombre de sous-conflits nationaux.