ANALYSES

« Une offensive djihadiste déstabiliserait toute l’Asie centrale »

Presse
11 août 2016
Interview de René Cagnat - L'Humanité
Les mouvements islamistes s’y enracinent dans la région. Selon René Cagnat, ils représentent un danger grandissant pour la stabilité d’une région dont les différents états se révèlent incapables d’endiguer la menace. Quant aux puissances voisines, la Chine et la Russie, elles ne s’entendent qu’« au minimum » pour surveiller les terroristes. Colonel à la retraite, docteur en sciences politiques, spécialiste des questions centre-asiatiques et chercheur associé à l’Institut de relations internationales et stratégiques (IRIS) René Cagnat qui vit au Kyrgyzstan, décrit une région, où le chaudron islamiste pourrait dans un avenir proche devenir un véritable danger. Entretien réalisé par Vadim Kamenka.

De nombreux combattants islamistes en Syrie, en Irak et en Afghanistan sont issus de l’Asie centrale et du Caucase. Pourquoi assiste-t-on à un tel phénomène ?

Ces combattants sont apparus pour deux raisons. La première, endogène : une forte démographie, une hausse du chômage et le climat politique (non respect de l’opinion d’autrui, dictatures) qui les incitèrent à fuir la région. Ces migrants ont alors rencontré des mouvements islamistes externes -comme les taliban ou Daech- qui les ont récupérés avant d’essayer de les réinstaller dans leur pays d’origine, via les mosquées et les madrassa. C’est le schéma des échanges subversifs entre l’Asie centrale et l’extérieur : on émigre puis l’on revient « djihadiste ».
La crise larvée que traverse actuellement le Tadjikistan pourrait favoriser, à partir de l’Afghanistan, une offensive de ces djihadistes centre-asiatiques : favorables à Daech et al-Qaida. Ils sont prêts à revenir chez eux ce qui déclencherait une déstabilisation en chaine de tous les autres pays de la région. Appartenant surtout au Mouvement islamique du Turkestan (1), ils sont actuellement près de 5000 en Afghanistan, renforcés par des compatriotes qui reviennent de Syrie et d’Irak. Leur déploiement dans le Nord-afghan s’étale d’ouest en est depuis les provinces face au Turkménistan, jusqu’au Badakhchan proche du Pamir tadjik. Entre ces deux môles, différents groupes, combattent aux côtés des Taliban et encerclent Balkh, Talokan et surtout Koundouz qu’ils ont déjà conquis en avril dernier. Maintenant, selon le « Times of Central asia » du 1er août, ils viennent de prendre le contrôle de 65 à 70 % du district de Kalay-i-Zal au nord – ouest de Koundouz qui, sur la rivière frontalière du Pyandj, serait une base de départ idéale vers le Tadjikistan.

La menace est-elle imminente ?

Pour l’instant non. Mais le processus dure depuis la fin des années 90. Au début le retentissement des mouvements islamistes à l’intérieur de l’Asie centrale était faible, mais maintenant, avec la maturation sur place, on voit apparaître des mouvements locaux et les fidèles, de plus en plus nombreux, deviennent attentifs à ce qui se passe au loin. En prenant l’exemple du Kyrgyzstan, l’un des pays les moins islamiques, avant 1991 il n’y avait que 39 mosquées officielles (mais un millier de clandestines) elles sont aujourd’hui plus de 2000. En 2010, on pouvait compter 1% d’islamistes engagés, 10% qui observaient la situation et près de 90 % de non engagés. En 2016, ils sont 2% d’extrémistes et au moins 15% de fidèles attentifs parmi des croyants. Tout ceci aboutit à ce que le chaudron commence à bouillir dans les régions les plus réceptives : Ferghana, vallée tadjike de Garm, Ouest et sud du Kazakhstan.
Un plan de subversion pour l’établissement d’un califat supranational existe, notamment au Caucase de la part de Daech. Un projet sous la férule de Dokou Oumarov (2) qui, avant d’être exécuté en 2014, dirigeait sur place 26 équipes. Le Caucase connait une prééminence parmi les réseaux de combattants islamistes qui débordent sur l’Asie centrale et le Moyen-Orient. La présence de Caucasiens dans les unités de Daech en Irak, en Syrie et en Afghanistan a été recensée.
Les frontières délimitant les différents pays d’Asie centrale, dont la plupart sont nés de l’éclatement de l’Urss, sont largement artificielles, résultat d’un découpage purement administratif. Elles ne signifient pas grand-chose pour les populations et sont très poreuses.

Les frontières qui délimitent les diverses républiques d’Asie centrale compliquent-elles la pénétration islamiste d’un Etat à l’autre ?

Elles sont extrêmement poreuses et ne signifient pas grand-chose pour les populations, sinon qu’elles les gênent considérablement. Elles demeurent artificielles car émanant d’un découpage surtout administratif. Les guerres et persécutions qui n’ont cessé de troubler l’Asie centrale depuis que l’islam y est apparu au VIII siècle, y ont suscité l’apparition de sociétés musulmanes secrètes, les confréries soufies par exemple qui mènent depuis des siècles une activité discrète se moquant des frontières. .. Ces confréries sont très actives par leurs réseaux et ont remplacé par leur dynamisme l’islam traditionnel au temps de l’URSS. Elles tissent des liens clandestins depuis la Turquie jusqu’au Xinjiang (3). Même si les frontières sont artificielles, ces mouvements ne sont pas forcément transnationaux. Chaque Etat possède sa propre organisation islamique officielle ou souterraine qui agit à l’intérieur de chaque pays. Cela fait que ces mouvements sont en retard par rapport au Caucase qui, du Daguestan jusqu’à l’Abkhazie, ne connaît guère ce cloisonnement.

Quel rôle joue la Turquie dans cette région ?

Il ne faut pas oublier que l’Asie centrale est aussi appelée « Turkestan » ou pays des Turks (de l’est). Un lien très fort a existé durant des siècles entre l’Empire Ottoman et certaines confréries soufies. Le mausolée du fondateur de l’ordre de Naqshbandi (mouvement soufi) se trouve près de Boukhara (Ouzbékistan) où il né au XIVe siècle. La confrérie s’est étendue jusqu’en Turquie où elle a prospéré jusqu’à nos jours avec le président turc Turgut Özal (4). Depuis sept siècles, cet ordre de l’islam est resté actif, tout comme le mouvement politico-religieux Gülen, qui s’est implanté au Kazakhstan et au Kyrgyzstan ces dernières années. Les services spéciaux turcs sont présents en Asie centrale et, selon les Russes, influenceraient des maquis turkmènes à la frontière afghane. Ces derniers pourraient jouer un rôle pour saboter les livraisons de gaz du Turkménistan vers la Chine et la Russie et les réorienter vers l’Europe et la péninsule indienne (gazoduc TAPI).
Bichkek, capitale du Kirghizistan le 5 juillet : des musulmans prient dans la rue pour célébrer la fin du ramadan. Le nombre de croyants progresse dans le pays depuis 2010. Et le pourcentage de ceux qui sont attentifs, voire réceptifs à la propagande islamiste gagne du terrain.

Quelle est l’envergure géostratégique de ce réveil de l’islam ?

Ce réveil de l’islam en Asie centrale commence à se structurer. Pour l’instant, la population n’est pas encore pleinement réceptive aux idées et aux volontés de ces mouvements subversifs islamistes. Mais l’évolution rapide de ce phénomène laisse présager dans un futur proche un riche terreau pour développer des actions. Il faut anticiper ce danger.
L’Asie centrale est entourée d’empires séculaires : chinois, russe, irano-persan, turc, voire indien.. Voisinage préoccupant ! Les Russes qui sont les meilleurs connaisseurs de la région considèrent parfois leur frontière sud de la façon suivante : leurs interventions en Crimée, Syrie et Irak se sont effectuées sur leur aile droite, très active. Le centre, pour l’instant bloqué, correspond au Caucase et à la vallée de la Volga en partie musulmane (Tatarstan et Bachkirie). Quant à l’aile gauche, elle concerne le Turkestan jusqu’en Chine (Xinjiang) mais aussi l’Afghanistan et le Pakistan. Cette zone cruciale pour le trafic de drogues, pourrait faire l’objet prochainement d’une action offensive de Daech rejeté du Moyen-Orient et bloqué au Caucase. Le risque de noyautage menace les diverses républiques d’Asie centrale avec le retour de combattants issus de ces zones de guerre qui ont gardé des contacts et des appuis dans leur pays. Lorsqu’ils reviennent chez eux, auréolés de gloire, d’armes et d’argent, ils peuvent soulever des insurrections terroristes. Cela s’est déjà produit aussi bien en Ouzbékistan, au Kyrgyzstan, au Kazakhstan, au Tadjikistan que le Caucase russe. Cette offensive -par l’est- serait d’autant plus redoutable qu’elle se ferait avec l’appui des réseaux très élaborés du trafic de drogues : drogues et islam ont depuis longtemps partie liée, une conjonction extrêmement dangereuse.

Qui finance ces mouvements islamistes et l’implantation de mosquées dans la région ?

En dehors des revenus du trafic de drogues (héroïne et haschich), le financement de la guérilla islamiste était jusqu’ici assuré par l’Arabie Saoudite(5), le Qatar et autres émirats, parfois par l’intermédiaire du Pakistan, de la Banque islamique et d’ONG ad hoc. Aujourd’hui, il provient aussi des collectes d’organisations islamiques dans le monde entier (l’oumma des croyants), principalement en Europe et en Turquie. Ce financement, plus intermittent, pose désormais problème aux mercenaires islamistes.

Devant le danger pour la stabilité de la région que représente l’essor de ces mouvements, quelles actions entreprennent les dirigeants ?

Les réactions sont différentes selon les pays. Le président ouzbek Islam Karimov, qui dirige son pays depuis 1989, a toujours réagi de façon violente, à tel point qu’il a finalement favorisé le Mouvement islamique d’Ouzbékistan. L’islam ouzbek, comme le pays lui-même, demeure sous une chape de plomb.Au pouvoir depuis 1994, Emommali Rakhmon, le président du Tadjikistan, a établi une dictature, parvient à rester aux commandes mais n’en est pas moins très menacé. Le Kazakhstan est également concerné par le terrorisme. Noursoultan Nazarbaïev a tenté,au début de son mandat en 1990, de favoriser la religion musulmane. Il est rapidement revenu en arrière et a instauré un contrôle sévère des musulmans en créant un islam officiel contre un islam parallèle. Seul pays démocratique d’Asie centrale, le Kirghizstan du président Atambaev laisse l’islam extrémiste se développer tout en le surveillant très étroitement. Quant au Turkménistan, où la population subit une véritable dictature, la construction de mosquées de luxe (par Bouygues…) ne doit pas faire illusion. Sans qu’on le sache, le pays est en guerre à sa frontière afghane puisque au mois de mai sa petite armée de 10 000 soldats y a perdu 24 des siens. Enfin, le Xinjiang subit une intervention militaire extrêmement vigilante de Pékin pour écraser la révolte musulmane des Ouïgours. Même si cette révolte est spectaculaire -retour aux attaques à l’arme blanche- elle est vouée à l’échec. Elle oppose une vingtaine de millions d’Ouïgours à plus d’un milliard cent millions de Hans.

Comment la Russie et la Chine font face à ces mouvements ?

Les deux pays, qui sont les acteurs majeurs en Asie centrale, dans le bassin de la mer Caspienne et dans le Caucase, sont conscients du danger mais les méthodes utilisées sont assez dissemblables.
Les deux puissances s’entendent pour surveiller les « terroristes », échanger le minimum de renseignements et s’attaquer à eux avec le maximum de sévérité. La coercition militaire et policière a l’entière priorité, notamment au Xinjiang. Mais on peut se demander si les belles manoeuvres (6) auxquelles on assiste dans le cadre de l’Organisation de coopération de Shanghaï (7) ou de l’Organisation du traité de sécurité collective (8) sont adaptées -blindés, artillerie, aviation- à un ennemi impalpable qui s’infiltre en zone montagneuse et urbaine.
La Chine avec ses énormes moyens économiques, a opté pour une solution que la Russie, du fait des sanctions occidentales et de la guerre, n’a plus la possibilité de financer : créer d’immenses chantiers qui permettraient localement d’avoir la paix sociale grâce au plein-emploi des jeunes et des moins jeunes.
Pékin peut obtenir cette solution par son projet de « Nouvelle route de la Soie » qui offre à l’Asie centrale une occasion de développement que pourra soutenir l’OCS. De nombreuses infrastructures voient le jour : autoroutes, voies ferrées, réseaux énergétiques du Turkestan en particulier vers la Chine, barrages hydro-électriques, etc. La Russie, en revanche, qui vient de renoncer au Kirghizstan à la construction des barrages qu’elle avait promis, semble se replier sur les moyens militaires et de renseignement dont elle dispose en abondance.
Côté chinois, tout n’est pas rose. Les responsables envoient par dizaines de milliers en Asie centrale une main d’oeuvre qualifiée chinoise –composée souvent de repris de justice- et ne recourent pas assez à une main d’oeuvre locale qu’ils pourraient former. Cela se traduit dans le Turkestan russe par des tensions voire des accrochages (9) comme au Turkestan chinois.
Si les dirigeants chinois s’aperçoivent qu’ils ont la clef du problème au Xinjiang, la pacification se fera de leur côté. En Asie centrale ex-soviétique ce résultat ne sera obtenu que si les Russes consentent à tolérer les investissements de leurs « amis » chinois.

NOTES
(1) Anciennement Mouvement islamique d’Ouzbékistan (MIO).
(2) Dokou Oumarov, tchétchène et islamiste Daech, a organisé plusieurs attentats en Russie et appelé à diriger, sous la supervision de Daech, le califat du Caucase. Il a été exécuté par une action des services spéciaux russes en 2014.
(3) Le Turkestan ou « pays des Turks » est un ancien nom donné à l’Asie centrale. On distingue encore le Turkestan occidental ou russe (réunissant le Kazakhstan, Ouzbékistan, Kyrgyzstan, Turkménistan) et le Turkestan oriental ou chinois (Xinjiang). On mentionne aussi un Turkestan afghan (le Nord-afghan, de Hérat au Badakhchan).
(4) Premier ministre de 1983 à 1989 et président de 1989 à 1993. Turgut Özal défendait une conception « eurasiste » et « pan-turkiste » de la diplomatie turque tournée vers l’Europe et l’Asie turcophone.
(5) L’Arabie saoudite, qui prône le wahhabisme et le soulèvement des croyants pour l’établissement d’un califat international, est, indirectement, un des grands bailleurs de fonds.
(6) Même si ce n’est pas sa priorité, des opérations militaires (navales et terrestres) et anti-terroristes se déroulent chaque année sous sa responsabilité. Le dernier exercice s’est tenu à la mi-juillet dans le cadre de « Collaboration 2016 », impliquant des forces spéciales russes et chinoises.
(7) L’Organisation de coopération de Shanghaï (OCS) fondée en 2001, regroupe, derrière la Chine et la Russie, quatre pays d’Asie centrale : le Kazakhstan, le Kyrgyzstan, l’Ouzbékistan, le Tadjikistan. En 2017, l’Inde et le Pakistan les rejoindront, suivis par l’Iran.
(8) L’Organisation du traité de sécurité collective (OTSC) fondée en 1994 regroupe : la Russie, l’Arménie, la Bielorussie, le Kazakhstan, le Kyrgyzstan, le Tadjikistan et l’Ouzbékistan. La Serbie en est observateur. Cette organisation militaire a des points communs avec le défunt Pacte de Varsovie.
(9) En 2010, plusieurs clans kirghizes de la région d’At Bachi sont partis en guerre à cheval contre l’installation d’une entreprise chinoise qui mettait en valeur une vieille mine d’or que les Kirghizes exploitaient artisanalement depuis longtemps.
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