27.11.2024
Une nouvelle ère politique en Turquie
Tribune
27 juillet 2016
Admettons tout d’abord qu’il reste de nombreuses zones d’ombre à propos de ces événements et que les informations diffusées par les autorités politiques doivent être décryptées avec précaution. La vulgate du pouvoir qui, depuis le 16 juillet, n’a de cesse d’accuser les réseaux gülenistes, est pour le moins réductrice et sujette à caution. Hizmet, le nom officiel du mouvement dirigé par l’iman Fethullah Gülen, en exil volontaire aux Etats-Unis depuis 1999, est certes une nébuleuse qui a, entre autres, méthodiquement investi l’appareil d’Etat depuis les années 1990, avec à l’époque la bénédiction des gouvernements de la droite libérale. Depuis lors, nous savons que le Hizmet a considérablement aidé le Parti de la justice et du développement (AKP) à consolider son pouvoir, après que ce dernier eut remporté les élections législatives de 2002.
Durant presque dix ans, la complémentarité entre les deux structures – un parti provenant de l’islam politique, d’une part, et une organisation issu du mouvement confrérique d’autre part – a été presque parfaite : le Hizmet fournissait les cadres politiques dont l’AKP avait besoin et l’AKP nommait allègrement les partisans de F. Gülen à des postes de responsabilités au sein de l’appareil d’Etat. Les premières divergences apparaissent au début des années 2010. Probablement pour des raisons de divergences tactiques entre un parti qui concourt, victorieusement, aux batailles électorales successives et un mouvement qui préfère rester dans l’ombre, fidèle à une stratégie d’influence discrète mais qui renforce toujours plus sa puissance. On peut aussi supposer que des rivalités très matérielles se cristallisent entre les deux alliés à un moment où l’économie turque est en pleine ébullition et où les juteux marchés publics enrichissent leurs structures respectives. C’est d’ailleurs quand les réseaux Gülen, en décembre 2013, initient la dénonciation de la corruption, qui selon eux prévaut dans les cercles proches, politiques et familiaux, de Recep Tayyip Erdoğan qu’une première ample vague d’épuration est lancée à leur encontre par le pouvoir.
Pour en revenir à l’actualité immédiate, on peut néanmoins supposer que la capacité du Hizmet à pénétrer l’institution militaire, sans être nulle, doit être réduite. En effet, l’institution militiaire se prétendant le bastion de la laïcité a probablement tout fait pour empêcher une présence forte des gülenistes en son sein. En outre, si l’on peut hypothétiquement admettre que certains officiers supérieurs proches de F. Gülen aient pu avoir un rôle dans la tentative de putsch du 15 juillet, cela ne peut en aucun cas justifier l’ampleur de la répression à l’égard du mouvement Hizmet dans son ensemble et à l’encontre de toute personne suspectée d’en être membre ou sympathisant. Quant à l’hypothèse d’une alliance ponctuelle avec des officiers kémalistes pour préparer cette tentative de putsch, elle paraît pour le moins improbable puisque ce sont principalement les gülenistes qui ont instruit les retentissants grands procès à charge contre des officiers supérieurs à partir de 2007-2008 (procès Ergenekon, Balyoz…). Le moins que l’on puisse dire est que ces séquences ont laissé des traces et des haines réciproques tenaces.
L’ampleur des chiffres de personnes arrêtées ou limogées (il est question de plus de 60 000 personnes), en un laps de temps très court, est proprement époustouflant et indique clairement que des listes étaient prêtes et détenues par les structures du pouvoir, en l’occurrence les services de renseignement, dont on connaît la proximité et la fidélité au président de la République. Que de telles listes existent est pour le moins préoccupant dans un Etat qui se prétend de droit, bien qu’on puisse aisément en comprendre la réalité. En effet, l’étroite coopération entre l’AKP et le Hizmet évoquée précédemment permet d’envisager que les fidèles de Recep Tayyip Erdoğan qui donnaient leur accord et favorisaient la nomination de fonctionnaires en raison de leur appartenance au Hizmet les connaissaient ainsi parfaitement. Le travail de fichage systématique n’en a été rendu que plus facile.
La dimension et la rapidité de la répression et la « chasse aux sorcières » organisée par le pouvoir contre les gülenistes, ou prétendus tels, indique une fois de plus le durcissement mais aussi l’extraordinaire réactivité du président Erdoğan. Sa capacité à se saisir d’une situation qui aurait pu dangereusement le déstabiliser pour la retourner à son avantage montre un sens politique peu commun. L’irresponsabilité politique des apprentis putschistes lui a fourni une occasion inespérée pour accélérer la mise en place d’un régime présidentiel dont il rêve à haute voix depuis des années. Le maccarthysme ambiant qui s’impose en Turquie permet de frapper de façon indiscriminée celles et ceux qui, sans être le moins du monde responsable de la tentative de coup d’Etat, ont pu être à un moment de leur vie proche des gülenistes : anciens abonnés à Zaman lorsque ce quotidien était dirigé par les membres du Hizmet avant d’être mis sous tutelle par le pouvoir au mois de mars 2016, détenteurs de comptes dans la banque Asya dirigée par des gülenistes, anciens étudiants des très nombreuses écoles de Fethullah Gülen, etc. Cela fait au bas mot des millions de suspects potentiels. On le voit, la logique induite par ce cours répressif est terriblement dangereuse, non seulement pour les gülenistes, mais aussi pour tous les démocrates et les opposants à M. Erdoğan.
Mais il ne s’agit pas que de cela. En effet, si l’on considère par exemple qu’un tiers des généraux est limogé, que 2 700 magistrats – 20 % du corps judiciaire – sont suspendus, il n’est plus seulement question de l’éradication du Hizmet mais de l’affaiblissement considérable de l’appareil d’Etat lui-même ainsi que de toute l’opposition, donc de la démocratie turque déjà bien fragile, dans une conjoncture où, de plus, les turbulences régionales affectent directement la Turquie et exigent l’unité du pays comme une impérative nécessité. En d’autres termes, le pouvoir est en train de reformater radicalement l’Etat en le transformant en un Etat-AKP. C’est donc bien à un changement de paradigme auquel nous assistons, une rupture avec les fondements constitutifs de la vie politique turque. S’Il y a bien eu une réelle tentative de coup d’Etat militaire, qui a heureusement échoué, il y a désormais une sorte de contre-coup d’Etat civil organisé par les dirigeants de l’AKP. Si le coup d’Etat avait réussi, il est probable qu’une véritable guerre civile se serait cristallisée en Turquie, mais les militaires putschistes n’ont pas compris que la société turque s’est considérablement modifiée au cours des dernières années et que, désormais, elle n’accepte plus la tutelle militaire. C’est un paramètre infiniment positif. En outre, on peut parfaitement comprendre qu’un gouvernement qui a failli être victime d’un coup d’Etat se donne les moyens pour en réprimer les responsables. En cela, les apprentis putschistes portent une écrasante responsabilité dans la préoccupante dégradation de la situation politique. Malheureusement, Recep Tayyip Erdoğan et ses affidés instrumentalisent la situation sans aucune retenue pour leurs propres objectifs politiques et économiques, et l’on peut douter que ce soit la préservation de l’unité nationale qui anime leurs récentes décisions.
On peut ainsi craindre un terrible gâchis. La Turquie reste un grand pays dont la stabilité concerne au premier chef le Moyen-Orient et l’Union européenne. Des années sont en passe d’être perdues quant à la poursuite de son affirmation sur les scènes régionale et internationale. Il faut tout faire pour aider les démocrates turcs à résister à l’engrenage politique dangereux qui se met actuellement en place dans le pays.