ANALYSES

Le Brexit et l’Europe : la tour de Babel du libéralisme

Tribune
20 juin 2016
La campagne du Brexit n’a pas seulement illustré l’ampleur du ressentiment britannique envers l’UE ; la panoplie d’arguments utilisés au Royaume-Uni et dans le reste de l’Europe a aussi révélé l’absence de véritable débat économique entre pays européens dans le contexte de l’UE. Bien que les institutions européennes et la plupart des gouvernements nationaux prétendent suivre une approche économiquement « libérale », ils ne semblent ni être d’accord sur le sens à donner à cette notion ni même chercher à trouver un terrain d’entente.

Alors que le modèle d’intégration fédérale est largement rejeté à travers l’Europe, aucune autre forme de coopération ne parvient pour l’heure à émerger, en raison du manque de compréhension de la diversité de nos économies nationales et de leur niveau d’interdépendance. Pendant ce temps, les économies européennes affaiblies se trouvent à la merci d’un statu quo institutionnel en décomposition, aussi bien au sein de la zone euro que de l’UE en général. Face à cette situation de vide politique, le Royaume-Uni semble, au-delà de la ligne de fracture qui le traverse, élaborer un modèle de coopération à sa façon, minimal et centré sur le libre-échange.

Les responsables européens sont médusés par l’animosité anglaise envers un système qu’ils estiment pourtant fondé sur les principes libéraux anglo-saxons. Cette idée paraîtrait politiquement absurde aux yeux de nombreux Britanniques. Cependant, sur les questions commerciales en particulier, de nombreux militants des deux camps ont exprimé des idées qui pourraient sembler, à première vue, satisfaire l’approche européenne officielle. Par exemple, nombreux sont ceux au sein de la classe politique britannique qui soutiennent le marché unique sans réserve et veulent non seulement en rester membre, dans tous les cas, mais aussi l’approfondir en levant les barrières « non-tarifaires », en particulier dans les services. Leur vision commerciale dépasse en fait le cadre de l’UE et s’étend de plus en plus à l’échelle du monde, suivant l’idée que l’Europe, bien que toujours importante, a perdu de sa pertinence face à la mondialisation.

Les enthousiastes de l’Union européenne peuvent difficilement prétendre que le Royaume-Uni est en proie au même type de populisme que les Etats-Unis. Nombreux sont ceux, parmi les militants de base du Brexit, à avoir développé une ligne anti-establishment qui repose sur un profond rejet de l’élite dans son ensemble. De ce point de vue, cette tendance est similaire à celle qui balaie l’Europe et les Etats-Unis, mais les implications de ce bouleversement diffèrent grandement d’un pays à l’autre. En Angleterre, la campagne du Brexit a été menée en bonne partie par une élite d’eurosceptiques qui soutiennent le libre-échange sans réserve et sont bien moins hostiles à l’immigration que leur base politique. Malgré la focalisation sur cette dernière question, de nombreux partisans de la sortie de l’UE au sein de la classe politique militent pour la possibilité théorique de maîtriser l’immigration davantage que pour la mise en place de limites substantielles.

Sur le front économique, les connotations parfois protectionnistes et la rhétorique anti-immigration du UKIP tendent à être dépassées par l’approche libérale du Parti conservateur qui, dans son ensemble, est plus mondialiste que toute autre grande formation politique européenne. Certains conservateurs européens comme Wolfgang Schäuble et Jean-Claude Juncker promettent une réponse dure en cas de sortie du Royaume-Uni. En réalité, ils auraient sans doute le plus grand mal à mener une guerre bureaucratique contre un ennemi dont ils dépendent non seulement pour leurs exportations mais aussi pour légitimer leur approche en la faisant passer pour libérale.

La perception du débat du Brexit en France et en Allemagne illustre une nouvelle fois la divergence intellectuelle qui se développe aussi au sein de la zone euro. La plupart des responsables allemands ont exprimé leur vive inquiétude face à la perspective de perdre un « allié » dans leur lutte « libérale » et « fiscalement responsable » contre l’étatisme français. De son côté, l’establishment français, qui prétend s’être converti au libéralisme après avoir adapté sa rhétorique en ce sens, a exprimé son inquiétude quant à la préservation du sacrosaint projet européen. Dans le même temps, certains commentateurs français, dans un mouvement de défiance vis-à-vis de l’Angleterre, prétendent que le Brexit serait une manne pour la zone euro et l’Union européenne dans son ensemble, en ce qu’il libérerait les forces du fédéralisme européen… et permettrait enfin de rapatrier l’essentiel du trading en euros de la City vers Paris et Francfort.

Comme l’Allemagne a vu son leadership s’accroître en Europe jusqu’à un niveau inédit, l’on aurait pu s’attendre à ce que les partisans du Brexit ciblent Berlin dans leur argumentaire anti-UE. Cela aurait été pour le moins cohérent avec leur vision souvent très critique de la façon dont l’Allemagne gère la crise de la zone euro, de son excédent commercial (avec un excédent de la balance courante à 8% du PIB) et ce qui est considéré comme un comportement bien plus mercantiliste que libre-échangiste. La question du rôle de l’Allemagne au sein de l’Union européenne n’a pourtant en rien été au centre des débats.

La plupart des arguments économiques clés ont eu tendance à rester abstraits. La question du considérable déficit de la balance courante britannique (5.8% du PIB en 2015) a été à peine abordée. La combinaison d’un large déficit commercial et d’une bulle immobilière indique pourtant un niveau de déséquilibre économique bien plus important qu’un simple déficit budgétaire, même élevé. Le débat, particulièrement acerbe, sur le Brexit ne s’est quasiment pas penché sur cette question alors que cette situation résulte en bonne partie des déséquilibres européens. Les malheurs de la zone euro ont nourri la grande vague de surévaluation de la livre sterling au cours des dernières années, avant sa récente correction.

Malgré les débats sur la « guerre des devises » qui verraient les pays du monde entier tenter de déprécier leur monnaie à des fins compétitives, la plupart des gouvernants tendent plutôt dans un premier temps à accepter avec enthousiasme une monnaie surévaluée, dans la mesure où cela accroît le pouvoir d’achat à court terme. Ce n’est en général qu’à travers une hausse du chômage, une vague d’instabilité financière ou une chute importante des salaires réels que la question du déficit commercial éclot dans le débat public et que des tensions finissent par naître avec le principal partenaire commercial du pays. Il n’est donc guère surprenant à ce stade qu’aucun débat politique de ce genre n’ait véritablement pris au Royaume-Uni.

Boris Johnson a bien accusé l’Allemagne de « prendre possession de l’économie italienne » et d’avoir « détruit la Grèce » à l’occasion d’une déclaration controversée dans laquelle il a également mentionné Hitler… et Napoléon. Néanmoins de nombreux eurosceptiques britanniques nourrissent une certaine admiration pour l’Allemagne et une véritable fascination pour son modèle industriel. Cela ne signifie guère qu’ils voient en l’Allemagne un « allié libéral », mais ils n’associent pas le pays à ce qu’ils honnissent le plus dans la construction européenne. L’essentiel des attaques anti-UE se sont concentrées sur l’immigration, les aides sociales et plus traditionnellement sur la question de la souveraineté du Royaume-Uni face à la bureaucratie bruxelloise et aux forces fédéralistes.

Les divergences dans la façon dont le libéralisme est interprété et défendu au sein de l’Union européenne empêchent l’émergence d’un véritable débat économique entre pays membres et bloque précisément la voie vers un véritable modèle libéral de coopération. Cela s’applique aussi bien aux relations au sein de la zone euro qu’à celles entre le Royaume-Uni et le reste de l’union. Au sein de la zone euro, les mesures d’austérité pro-cycliques ont été mises en place dans les pays dits périphériques sans discernement, au plus fort de la crise de l’euro et en l’absence d’un véritable soutien monétaire à l’époque. Ces décisions ont reposé sur des bases conceptuelles bancales qui ont notamment consisté à nier le niveau d’interdépendance commerciale et financière entre les pays de la zone de façon systématique, une approche difficile à concilier avec la notion de libéralisme économique.

De façon plus inquiétante, dans la plupart des pays méditerranéens et en particulier en France, une version paradoxale du libéralisme sert les intérêts de milieux issus de l’appareil d’Etat et désireux d’étendre leur pouvoir personnel sur le secteur privé. Ces nouveaux convertis proclament leur crédo pseudo-libéral sans souci de cohérence alors que les vrais entrepreneurs sont de plus en plus soumis à un environnement kafkaïen de frénésie bureaucratique et que l’élite scientifique n’a souvent plus d’autre choix que celui de l’émigration.

Bien que l’Allemagne jouisse d’un rôle prédominant au sein de l’UE et qu’elle soit critiquée pour son manque de bienveillance vis-à-vis de ses partenaires du Sud de l’Europe, le raisonnement politique qui sous-tend l’idéal actuel d’intégration européenne repose sur les idées de la classe politique française, qui se considère traditionnellement comme une sorte d’avant-garde éclairée. L’euro en est un exemple. La monnaie unique a été imposée par le gouvernement français au début des années 1990. Presque à la même époque, il ne faisait plus aucun doute pour les pays scandinaves et pour le Royaume-Uni, après avoir été expulsés du Système monétaire européen par les marchés de capitaux en 1992-93, que même une forme plus souple d’intégration monétaire était ingérable dans le contexte politique de l’UE.

La réponse habituelle aux problèmes de l’UE de la part des Etats membres consiste à nouer dans la précipitation des partenariats dans le reste du monde. Au cours de la crise de l’euro, de nombreuses entreprises allemandes ont réorienté leurs exportations vers la Chine et d’autres marchés émergents, dont les déséquilibres économiques étaient systématiquement niés sous prétexte que ces pays étaient en marche accélérée vers la prospérité. Le Royaume-Uni semble actuellement prêt à sacrifier une partie importante de son industrie, au-delà du seul secteur de l’acier, pour développer un partenariat privilégié avec la Chine. Celui-ci lui permettrait d’assurer son statut de principal centre européen pour le trading en yuans, et d’attirer les investissements nécessaires au financement de son déficit courant.

Il ne peut y avoir de solution durable aux maux de l’Union européenne sans un cadre réaliste de coopération économique entre les pays européens, quel que soit le nom de ce système. L’utopie d’une union sans cesse plus étroite a en réalité agi comme un épouvantail pour la plupart des pays, les détournant d’un engagement réaliste et concret en faveur de la coopération européenne. Donald Tusk, président du Conseil européen, a parfaitement illustré la prise de conscience en cours en déclarant que « la tâche nous revient aujourd’hui d’opposer la réalité à toutes sortes d’utopies : l’utopie d’une Europe sans Etats-nations, l’utopie d’une Europe sans intérêts et ambitions contradictoires… ».
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