27.12.2024
L’Amérique enterre Mohamed Ali, pas le racisme
Presse
10 juin 2016
Mohamed Ali incarne la jonction du sport et de la politique, et la manière dont le premier peut-être mis au service du second. Décédé à Phoenix (Arizona), à l’âge de 74 ans, au terme d’un long combat de 32 années contre la maladie de Parkinson, cette icône universelle a rayonné autant par son talent pugilistique que par la manière dont il a su incarner la lutte pour la justice. Car derrière ses envolées lyriques par lesquelles il proclamait sa supériorité – y compris en tant que Noir -, il y avait un cri, une réponse radicale au principe de l’inégalité des races sur lequel était fondé le système ségrégationniste américain des années 1960. Derrière ses mots, il y avait des gestes, des actes de transgression qui mettaient en cause l’ordre établi.
Ainsi, une fois champion du monde (à 22 ans), le jeune Cassius Clay décide de renoncer à son nom d’esclave légué par d’anciens propriétaires blancs et devient Cassius X, puis Mohamed Ali, un nom musulman actant son adhésion à la secte politico-religieuse «Nation of Islam», dirigée par Elijah Muhammad. L’identité est politique. Plus tard, en 1967, alors qu’il est au sommet de sa carrière, il refuse de servir pour la guerre du Vietnam, au motif que sa religion et sa conscience lui interdisent de prendre part à ce conflit symbole de l’impérialisme : «Je n’ai rien contre les Vietcongs. Aucun Vietcong ne m’a traité de nègre…». Dans l’Amérique des années 1960, cette phrase résonne comme une provocation pour toute une partie du pays qui refuse de reconnaître la perpétuation d’un racisme anti-Noir. La rupture semble consommée.
L’influence de Mohamed Ali dépasse les frontières des Etats-Unis et la seule cause des Noirs. Il est aussi devenu une figure à la fois de l’anti-impérialisme et de la contre-culture. Après avoir été perçu comme un ennemi national, les Etats-Unis – et l’Occident en général – ont reconnu l’aura d’un personnage hors norme. Malgré sa radicalité originelle, Mohamed Ali a atteint progressivement le statut d’icône consensuelle et universelle incontesté, y compris aux Etats-Unis. Les élites conservatrices qui en avaient fait un ennemi public l’ont finalement intégré dans le panthéon de l’histoire nationale. Comble du paradoxe, l’hommage national à Mohamed Ali intervient au moment où le pays est traversé par une vague populiste et xénophobe, incarnée par la montée d’un Donald Trump que soutiennent ceux qui, en Amérique, sont incapables de dépasser un racialisme structurel, voire y trouvent refuge.
Clin d’œil – ou ironie – de l’histoire, Barack Obama, le premier président noir américain, a salué l’homme qui a «secoué le monde» et qui «s’est battu pour ce qui était juste». Avant d’ajouter et de conclure : «Mohamed Ali était «The Greatest. Point final.» Si vous lui demandiez, il vous le disait clairement. Mais ce qui faisait de lui le plus grand, c’est que tous les autres vous disaient la même chose». Sept mois avant son départ de la Maison blanche, le bilan d’Obama en matière de lutte contre les inégalités et discriminations subies par les Afro-Américains en matière économique, scolaire, sanitaire et bien sûr judiciaire est plus que mitigé. Son rêve, formulé en 2008, de parvenir à une nation «post-raciale» ne s’est pas réalisé. Le fossé entre les Noirs et les Blancs s’est même creusé depuis la crise économique, dans tous les domaines. Le choix qui, en novembre prochain, s’offrira aux électeurs américains pour désigner le successeur d’Obama risque de ne pas contenter une jeunesse multiculturelle qui milite pour ses droits [1] et qui reste l’héritière du message de Mohamed Ali.
[1] Voir à ce sujet l’enquête de Rokhaya Diallo pour «Libération», parue dans l’édition du 27 mai dernier.
Article co-écrit avec Marie-Cécile Naves