ANALYSES

Japon. Les étés de la discorde : une manifestation anti-gouvernementale à mettre en perspective

Tribune
24 mai 2016
par Jean-François Heimburger, journaliste à Asialyst et chercheur spécialiste du Japon
Été 1918. Le Japon est en pleine activité économique du fait de la Première Guerre mondiale. Tandis que les nouveaux riches se multiplient, le peuple subit l’inflation et a du mal à se nourrir. La hausse des prix du riz, accentué par la décision du cabinet de Masatake Terauchi d’envoyer des troupes en Sibérie, met le feu aux poudres. La révolte est déclenchée par les ménagères du département de Toyama, qui s’en prennent aux forces de l’ordre et attaquent les vendeurs de riz et autres hommes fortunés. Les troubles se propagent bientôt dans tout le pays. Près de 2 % de la population y participe. Le cabinet censure la presse, qui agiterait les masses avec sa couverture des « émeutes du riz ». Après Osaka, c’est à Tokyo que les manifestants se rassemblent contre l’envoi des forces armées en Sibérie et contre la cherté du riz, appelant le pouvoir politique à prendre ses responsabilités. Le Premier ministre Terauchi n’a d’autre choix que de décider d’une démission collective.

Été 1960. Le pays est dirigé par les conservateurs depuis cinq ans. Le Parti libéral démocrate au pouvoir, créé en 1955, s’oppose au Parti socialiste, représentant les forces progressistes. Le point culminant de leur désaccord se matérialise sur le traité de sécurité : la droite veut le renégocier ; la gauche l’abolir. Le projet de loi, soutenu par le gouvernement de Nobusuke Kishi, incarnation d’un passé militariste et d’une droite dure, suscite une vive opposition. Comme Masatake Terauchi, il souhaite museler la presse avec un projet de lois, qui ne verra toutefois jamais le jour. « C’est la pire tyrannie depuis Jinmu ! », indique une banderole le 6 juin. Autrement dit, du jamais vu depuis la fondation du Japon. Les confrontations avec les nationalistes et les forces de l’ordre, usant de gaz lacrymogène et de canons à eau, sont violentes. Les manifestants sont réprimés à coup de matraque. Les journalistes à l’antenne ne sont pas épargnés. Le 15 juin, une étudiante de 22 ans de l’université de Tokyo y perd même la vie. Là encore, les femmes, accompagnées de leurs enfants, sont nombreuses à défendre les principes de la paix et de la démocratie. La présence de 330 000 manifestants autour de la Diète dans la nuit du 18 au 19 juin est vaine : le traité est ratifié à minuit. En revanche, le Premier ministre Kishi, très impopulaire, y laisse ses plumes : son gouvernement démissionne collectivement.

Été 2015. Shinzo Abe, qui n’est autre que le petit-fils de Nobusuke Kishi, est de retour aux manettes depuis presque trois ans. Nouveau mouvement antigouvernemental massif. La protestation s’organise cette fois autour de la réinterprétation de l’article 9 de la Constitution. Les manifestations atteignent un sommet le 30 août, dans tout le pays : d’après les organisateurs, ils sont 120 000 à Tokyo, 25 000 à Osaka. De nombreuses personnes âgées, qui ont vécu la guerre, sont présentes. Les femmes aussi répondent une nouvelle fois à l’appel. Le 4 juillet a été créée l’Association des mères contre le projet de lois sur la sécurité (ou Mothers against war) avec pour slogan : « Ne faites pas tuer les enfants ! » Le 16 septembre, l’Association des conseillères en colère, comme l’indique le bandeau rose qui ceint leur tête, fait entrer les voix de la manifestation dans le Parlement. Le texte sur la sécurité et la défense nationale, validé par la Chambre des députés le 16 juillet, est finalement adopté comme loi par le Sénat, en plénière, dans la nuit du 18 au 19 septembre. Désormais, le Japon pourrait user de sa force armée, en cas de vote favorable au Parlement, si un pays allié subit une attaque, si la nation est mise en péril ou si les droits des citoyens nippons sont menacés.

Face à ce mouvement et même si une modeste majorité de Japonais sont contre cette législation au lendemain de l’adoption (51-58 % contre, 30-33 % pour selon les sondages de trois principaux quotidiens nippons), Abe n’envisage pas la démission, contrairement à Terauchi et Kishi. Le premier ne trouvait pas de solution de sortie de crise ; le second déplaisait largement au peuple. Or, à la différence de son grand-père, la cote de popularité de Shinzo Abe, comme celle de son parti, n’est pas si mauvaise : elle est en tout cas bien meilleure que celle des chefs de l’opposition. Son gouvernement remonte même dans certains sondages en septembre : selon la NHK, 43 % des Japonais sont satisfaits de son action, redevenant majoritaires. Ils étaient 41 % en juillet, quand le nombre de mécontents était devenu plus important pour la première fois depuis la reprise de fonction de Shinzo Abe en 2012. Si le sujet a sensibilisé l’opinion, attachée à la paix, les préoccupations semblent être ailleurs. Les principes d’un recours à l’autodéfense collective était connus lorsqu’Abe a été confirmé à son poste en décembre 2014 : son parti a largement remporté les législatives anticipées, certes marquées par un taux de participation très bas (52,66 %), cinq mois après la décision du Conseil des ministres de modifier l’interprétation de l’article 9. C’est que l’action du Premier ministre en direction de l’économie, de la sécurité sociale et de l’éducation des enfants rendrait certains sujets sensibles presque insignifiants – nucléaire civil compris. Si ses fléchettes sécuritaires sont prises pour cible, les flèches Abenomics (dénomination de sa politique économique) font pour l’instant mouche.
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