20.12.2024
Kosovo : un président « élu » qui aggrave la crise
Tribune
4 mai 2016
L’élection par le parlement, le 26 février 2016, de l’ex-premier ministre, puis vice-premier ministre et ministre des Affaires étrangères, Hashim Thaçi, illustre ce qui caractérise le rapport entre la communauté internationale (UE, et États-Unis en tête) et l’exécutif kosovar. Il n’est pas attendu en priorité de ce dernier de démontrer une aptitude à dialoguer et à trouver des consensus pour apaiser une crise politique et institutionnelle profonde ravivée à l’été 2015. Pristina est surtout enjoint de s’assurer qu’une stabilité demeure dans la continuité du « dialogue » avec la Serbie placé sous l’égide de la Haute représentante de l’UE.
Au regard de cet intérêt politique jugé suprême, Bruxelles et Washington n’ont jamais accordé le moindre crédit aux critiques des trois principaux partis de l’opposition. Coordonnée dans leurs actions pendant un an et demi, mais soumise à une nouvelle configuration politique après l’élection à la présidence du chef du Parti démocratique du Kosovo (PDK), cette opposition échoue aujourd’hui à maintenir sa cohésion.
D’un côté, l’Alliance pour l’avenir du Kosovo (AAK) et L’Initiative (NISMA) pressentent que les chances d’élections anticipées demeurent et que l’affaiblissement du « partenaire » du PDK, la Ligue démocratique du Kosovo (LDK), ouvre à ses dirigeants la voie d’un retour dans l’exécutif. De l’autre côté, le Mouvement Autodétermination (LV), le plus véhément et le plus mobilisateur dans la critique de l’exécutif, poursuit seul son évolution vers un parti qui a construit son discours pour une réelle alternative à la gouvernance prédatrice qui domine, en s’inscrivant progressivement dans les valeurs de la social-démocratie.
Alors que le vote au parlement – présidé par le controversé vice-président du PDK et ex-chef des services de renseignement de l’ex-Armée de libération du Kosovo (UÇK), Kadri Veseli – s’est déroulé dans des conditions discutables, il est commode pour les acteurs internationaux de détourner le regard en considérant que les institutions du Kosovo sont « souveraines et libres » d’organiser leur propre démocratie. Qu’importe au fond que, l’opposition ayant boycotté le vote, 81 députés sur 120 assistèrent au vote alors que la Constitution stipule que l’élection n’est valide qu’avec le soutien des « deux tiers de la totalité des députés du parlement » (art. 86.4). Ce qui était valable en 2011 pour permettre à la Cour constitutionnelle la destitution du président à peine élu et allié d’alors du PDK, l’entrepreneur milliardaire Behgjet Pacolli dirigeant l’Alliance nouveau Kosovo (AKR), ne semble plus recevable aujourd’hui pour la même Cour qui a validé l’élection du président Hashim Thaçi.
Celui-ci, opposé à un candidat potiche de son parti, a obtenu d’abord 50 voix, puis mystérieusement 64 au second tour et 71 au troisième. D’aucuns ne sont pas loin de penser que l’art éprouvé du chantage et de l’usage de dossiers compromettants ont permis ces revirements surprenants… L’image des députés déjà bien ternie n’en ressort pas grandie. Et qu’importe également que l’accord d’avril 2011 qui prévoyait une réforme constitutionnelle et électorale pour élire la fois suivante le président au vote direct et universel, soit ainsi rendu caduc. Cet accord, obtenu alors par l’ambassade américaine, avait permis de trouver une alternative à l’élection et à la destitution rapide du président de l’AKR, personnalité trop controversée, et d’imposer une présidente consensuelle, l’ex-directrice adjointe de la police Atifete Jahjaga.
L’élection du président Thaçi fut rendue possible grâce aux 10 députés serbo-kosovars, dont les 9 de la Liste serbe (LS), parti avant tout proche du pouvoir à Belgrade, tout en étant présent dans la coalition du gouvernement du Kosovo. Bien que leurs votes aient été jugés invalides, la seule présence de ces députés a permis d’atteindre le « quorum » des deux tiers. L’interprétation constitutionnelle sur la validité de ce quorum semble avoir bien moins pesé cette fois-ci par rapport à l’analyse négative partagée par les acteurs internationaux à l’encontre de l’opposition, en particulier le LV, qui s’est illustré au cours du dernier semestre par des jets de gaz lacrymogènes pendant des sessions parlementaires et par des manifestations massives dont certaines, malgré les intentions pacifiques, ont connu des dérapages violents (ne pas exclure les provocations extérieures) et de nombreuses arrestations de militants et cadres des partis dont provisoirement le fondateur du LV, Albin Kurti.
… qui permet à l’élu d’esquiver ses responsabilités…
L’opposition n’est pas opposée au principe de la normalisation des relations du Kosovo avec la Serbie, comme les commentateurs aiment la caricaturer, mais ses critiques portent sur la forme et le contenu des accords passés à Bruxelles. En particulier lorsque la souveraineté du Kosovo, déjà fragile, apparaît victime de nouvelles concessions en faveur de Belgrade et par une partie kosovare qui apparaît faible dans ses capacités négociatrices et absolument opaque quand il s’agit de rapporter au parlement. L’opposition a vainement tenté de démontrer aux acteurs internationaux pourquoi ils se trompent en soutenant ceux qui creusent dangereusement le fossé entre les communautés au lieu d’agir dans l’esprit de la société multiethnique qui a bâti les paramètres de l’indépendance.
Ainsi, le 25 août 2015, Bruxelles se félicitait de nouveaux accords trouvés entre Belgrade et Pristina concernant l’usage du pont de la ville divisée de Mitrovica, les télécommunications, l’énergie, et surtout, sur la décriée Association des municipalités à majorité serbe du Kosovo. Pourtant, les lignes directrices encadrant cette Association (Communauté dans la version serbe) et qui sont inscrites dans l’accord, confirment les craintes soulevées depuis toujours par le LV sur la nature de cette future entité administrative. Prévue pour se placer entre les pouvoirs locaux, à qui elle devrait prendre des compétences, et le pouvoir central, à qui elle dénie des compétences, cette Association/Communauté devrait disposer de tous les atouts pour déstructurer davantage le fonctionnement d’un État déjà mal en point sur bien des plans.
Quant au nouveau président, fidèle à la ligne qui le caractérisait pendant au moins les 8 ans passés dans l’exécutif, il n’aura à rendre compte devant quiconque de ses responsabilités sur les conséquences des compromis actés dans le cadre du dialogue avec Belgrade. Signataire le 19 avril 2013 avec son homologue serbe d’alors, le premier ministre Ivica Dačić, de l’accord qui définissait les principes de la normalisation des relations entre la Serbie et le Kosovo, Hashim Thaçi a pris soin de laisser à d’autres la poursuite des discussions bilatérales. Comme ce fut le cas à l’égard de la LDK, son ennemie d’hier entrée dans la coalition en décembre 2014 après que le dirigeant Isa Mustafa prît contre l’avis des militants la fonction de premier ministre en « trahissant » ainsi le bloc de l’opposition qui dominait pourtant le PDK suite au scrutin législatif de juin 2014.
Le premier ministre lutte depuis contre les blocages causés par l’opposition et avale les critiques de son propre camp, pendant que son prédécesseur devenu alors ministre des Affaires étrangères (mais aussi vice-premier ministre et de fait vrai chef du gouvernement) pouvait se permettre de tenter, en vain, d’améliorer son image à l’extérieur. En outre, l’avis de la Cour constitutionnelle du 23 décembre 2015 qui stipule que, au vu des « violations constitutionnelles » constatées, l’accord sur l’Association/Communauté « n’est pas complètement en conformité » avec la Constitution, fragilise davantage la capacité de ce gouvernement PDK-LDK-LS à mettre en œuvre l’accord. Mais cet avis juridique n’émeut pas les acteurs internationaux qui se souviennent qu’en 2013, la même Cour avait réfuté la demande du LV d’analyser la constitutionnalité de l’accord de Bruxelles sur le prétexte qu’elle n’était pas compétente en matière de traités internationaux.
Le premier ministre Isa Mustafa aura quand même tenu l’engagement pris avec son prédécesseur, celui de lui assurer les voix d’une majorité de députés de la LDK le 26 février. En faisant cela, il a fini de décrédibiliser totalement le parti du défunt président Ibrahim Rugova, l’initiateur de la résistance pacifique des années 90.
Profondément diviseur par nature et impitoyable tacticien, Hashim Thaçi, qui n’aurait pu être élu président au suffrage universel, marque une rupture avec ses prédécesseurs consensuels. Aussi, son appel trois ans après l’accord du 19 avril 2013 pour « un dialogue plus dynamique et pour accroître l’efficacité de l’accord » laisse perplexe. Mais ce message s’adresse d’abord à Bruxelles, et s’il envoie les responsabilités à l’exécutif c’est en se moquant bien de faire indirectement l’aveu de son propre échec.
Ce qui désormais va l’obnubiler, c’est sa stratégie pour rester président voire devenir un « ultraprésident »… Il est probable qu’il œuvrera cette fois-ci (avec un PDK toujours sous contrôle une fois élu à sa tête le président du parlement Kadri Veseli, potentiel futur premier ministre), à la tant attendue réforme constitutionnelle et électorale mais dont il voudra maîtriser les orientations pour servir ses propres calculs. En attendant, il est donc illusoire de croire, comme certains le pensent, que le nouveau président n’a plus besoin du PDK. En l’absence de cette réforme, le PDK conserve ses chances pour garder sa position dominante et les leviers des fraudes et achats de votes lors d’éventuelles élections législatives qui pourraient se tenir cet automne.
Outre le nouveau président, les vrais vainqueurs de cette séquence semblent être les députés serbo-kosovars. Ces derniers auraient posé une dizaine de conditions pour leur soutien au président et au gouvernement, dont celles relatives aux prérogatives de l’Association/Communauté, notamment sur le contrôle des revenus douaniers de la frontière du nord du Kosovo avec la Serbie, les nominations et liens de commandement avec la police et les futures Forces armées du Kosovo, etc. L’expérience de l’après-guerre et de la définition du statut du Kosovo montre que les fuites sur des « prétendues » préconditions ne sont pas fortuites. Ce qui est démenti un jour finit par être appliqué un autre jour.
… Et rien n’indique que l’Europe changera son approche
D’autant qu’en Serbie, le parrain de la LS et premier ministre conservateur Aleksandar Vučić a réussi au scrutin législatif du 24 avril son pari de maintenir pour sa formation, le Parti progressiste serbe (SNS) et ses partenaires, une domination écrasante dans tout le pays – bien qu’en perdant des sièges et en n’atteignant pas la majorité absolue recherchée – en marginalisant les seules vraies forces démocratiques du pays.
Encore une fois, alors que les actes d’intimidations, de fraudes et de contrôle politique des médias sont documentés, Bruxelles continue de se voiler la face en présentant le vainqueur comme un pro-européen œuvrant à la réconciliation avec le Kosovo… Dans de telles circonstances, la minorité serbe au Kosovo – qui a contribué à la victoire du SNS en votant au Kosovo sous contrôle des autorités serbes loin des regards des observateurs – a de bonnes raisons de croire que son salut viendra de Belgrade (et de Moscou). Car après tout, plus le Kosovo s’éloigne de la date du 17 février 2008 dite de la « Déclaration unilatérale d’indépendance », plus la minorité serbe obtient en sa faveur des concessions au-delà même de ce qui était prévu avant la définition du statut du Kosovo.
C’est en tout cas la perception qu’en ont les citoyens de la majorité albanaise, car les partis qui les gouvernent les accablent de cette incapacité à expliciter leur action et à développer une vision – hors des formules répétitives de l’intégration à l’UE et à l’OTAN – qui motiverait l’effort commun à bâtir un pays solide et viable pour tous. Quant aux mots creux de leurs alliés internationaux, ils les laissent incrédules… La population vit le chômage de masse, la pauvreté, l’exil et les refoulements mais aussi les injustices et l’absence d’un État de droit, dont profite un pouvoir qui a méthodiquement organisé la mainmise sur les quelques ressources publiques et économiques, et alors même que cet État de droit lacunaire empêche cette population de bénéficier du régime de libéralisation des visas qui s’applique dans le reste de la région.
Alors que la mission d’État de droit européenne EULEX échoue dans sa vocation à consolider la justice au Kosovo, la seule perspective qui s’offre à elle en la matière (et qui est aussi un signe d’échec de la justice onusienne et européenne qui ont aussi enquêté sans pouvoir juger) est de voir l’UÇK jugée pour des crimes de guerre dans un tribunal spécial qui sera basé cette année aux Pays-Bas. Par crimes de guerre, on entend surtout les allégations de trafic d’organes rapportées en 2010 dans un rapport du Conseil de l’Europe et qui viserait notamment le nouveau président.
Mais il est peu probable que ce dernier ne soit finalement gêné car il sera difficile d’établir des liens de décisions et de commandement entre ses ex-fonctions de chef de la branche politique de l’UÇK et des actes relevant de crimes de guerre. Un tel exemple dans la région est flagrant et récent avec l’acquittement par le Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie, le 31 mars 2016, de l’ultranationaliste qui a pu tranquillement poursuivre sa campagne électorale en Serbie, Vojislav Šešelj. À la tête du Parti radical serbe (dont c’est une scission de 2008 qui a donné naissance au SNS), il va même entrer au parlement !
Dans l’esprit de la majorité albanaise, ce qui est redouté, ce n’est pas que l’image de l’UÇK soit ternie par un (nouveau) procès, mais plutôt qu’à son issue les éventuelles sentences contre d’éventuels boucs émissaires finissent par éluder les réponses aux vraies demandes de justice contre cette autre criminalité qui pèse tant sur le développement du Kosovo…
Le Kosovo reste un État sous perfusion et supervision internationales, au statut juridique toujours pas défait d’une résolution onusienne contrainte par le veto russe et une relation contractuelle avec l’UE distincte des autres États balkaniques du fait même que cinq États membres n’ont pas reconnu son indépendance. La promesse de rester uni territorialement n’est pas garantie face à une Serbie qui a amadoué Bruxelles et qui développe toutes ses capacités étatiques pour entraver la création d’un Kosovo souverain. Pour Bruxelles comme pour Washington, les arrangements pseudos sécuritaires priment dans les solutions à la gouvernance au mépris de la consolidation de la démocratie et de la justice au Kosovo.
Ce qui se passe au Kosovo et le regard que lui porte Bruxelles est à l’image de la perceptible « tolérance » à l’égard des pouvoirs autoritaires et mafieux qui perdurent à Skopje comme à Belgrade. Dans le jugement général sur ces pays, les graves violations à l’exercice des libertés fondamentales qui y sont commises semblent de moins en moins peser. Face à la crise de solidarité et de confiance entre Etats membres qui s’est aggravée avec la gestion chaotique des flux de réfugiés, l’UE néglige progressivement les Balkans occidentaux. C’est d’ailleurs à l’honneur du couple franco-allemand que de tenter de mutualiser ses efforts en organisant à Paris une conférence sur les Balkans le 4 juillet prochain et en misant notamment sur le potentiel des jeunesses balkaniques pour raviver l’incitatif de l’intégration européenne.
Toutefois, le danger de voir les idéaux européens sacrifiés sur « la route des Balkans » existe. À tort ou à raison, les peuples de la région ont le sentiment qu’ils paient le prix de politiques européennes qui mettent de côté les engagements pris par l’UE dans les Balkans, pour se satisfaire d’arrangements tacites susceptibles de contenir les flux de réfugiés. Les compromissions faites dans l’accord avec la Turquie indiquent où pourraient être en effet aujourd’hui les priorités de Bruxelles… Le nouveau président du Kosovo a démontré depuis l’indépendance que son projet de gouvernance n’est rien de mieux que ce qui se pratique déjà chez ses voisins en Macédoine et en Serbie, soit une « erdoganisation » politique sans le renfort de la puissance de l’État. Dans ces trois pays où prédominent d’importants ressentiments et fossés communautaires, il est temps d’investir dans tout ce qui permet à une démocratie de s’épanouir et à une justice de s’exercer, au lieu de compter sur ceux qui profitent de la vacuité des statu quo.
Sébastien Gricourt est ancien conseiller politique dans les Balkans (1997-2010), en Afghanistan (2010-2011) et pour l’Opération militaire européenne EUFOR RCA (2014). Directeur de publication de l’ouvrage collectif : « Kosovo : récits sur la construction d’un État » (mars 2014, éditions Non Lieu)