19.12.2024
« Le monde occidental a perdu le monopole de la puissance »
Presse
5 avril 2016
La question de l’(in)égalité se pose en des termes particuliers pour les Etats et les rapports qu’ils entretiennent entre eux. Sujets premiers du droit international et acteurs principaux des relations internationales, les Etats sont égaux et souverains de jure, mais disposent de facto d’une puissance inégale. Outre cette réalité et paradoxe structurels, l’ordre mondial de ce début de XXIe siècle se caractérise par l’émergence de nouvelles grandes puissances étatiques et la remise en cause de la centralité de l’Etat par des acteurs transnationaux démultipliés et renforcés. Une situation complexe mise en lumière par Pascal Boniface, directeur de l’Institut de relations internationales et stratégiques (IRIS), auteur de «50 idées sur l’état du monde» et de «L’Atlas du monde global» (coécrit avec Hubert Védrine), parus aux Éditions Armand Colin.
Le droit international est fondé sur le principe de souveraineté de l’Etat, qui suppose l’égalité des Etats (il n’y a pas d’Etats plus souverains que d’autres). Cette fiction juridique a-t-elle malgré tout un intérêt ?
Cette fiction juridique à un intérêt : on peut s’en prévaloir. Chacun sait que les États ne sont pas égaux. L’inégalité peut même être consacrée juridiquement, comme on le voit avec les cinq membres permanents du Conseil de sécurité de l’Organisation des Nations unies, l’ONU, où siègent les cinq États ayant le droit d’avoir des armes nucléaires selon le traité de non-prolifération. Mais dans une société internationale, comme dans une société interne, la consécration juridique de l’égalité donne certains droits aux plus faibles en leur apportant une relative protection. Il y a un prix à ne pas la respecter. Si elle n’existait pas, le pays le plus puissant empiéterait encore plus sans vergogne sur les droits des plus faibles. Le principe de l’égalité souveraine des États ne crée pas une égalité réelle, ne protège pas totalement les plus faibles des pressions ou appétits des plus forts. Elle vient néanmoins limiter les inégalités.
L’idée de puissance (étatique) est-elle encore pertinente pour appréhender et comprendre le monde?
Les relations internationales restent avant tout des relations de puissance. D’ailleurs, si les États ont perdu le monopole de la qualité d’acteurs internationaux, que leur attribuait encore Raymond Aron en 1962 et toute la théorie de sciences politiques, c’est parce que d’autres acteurs ont acquis une puissance qu’ils n’avaient pas auparavant. La puissance a bien sûr évolué : on connaît le débat entre hard et soft power. On voit d’ailleurs que la puissance militaire occidentale, qui est une véritable suprématie, n’a pas permis de gagner les guerres d’Irak et d’Afghanistan et n’est pas jugée suffisante pour intervenir en Syrie. La puissance est évolutive, émiettée et diversifiée, mais elle reste sous ses formes les plus diverses l’axe des relations internationales.
La puissance différenciée des Etats permet-elle de structurer et de hiérarchiser l’ordre mondial actuel? Peut-on encore parler de «monde unipolaire» ou d’«hyperpuissance américaine» ?
Le monde unipolaire a été une illusion qui a emmené George Bush et les États-Unis dans la guerre d’Irak, fiasco qui a affaibli la puissance américaine. Le monde n’était pas unipolaire après la disparition de l’Union soviétique car les États-Unis n’ont pas compris qu’au moment même où leur principal rival disparaissait, le monde était bouleversé. L’émergence d’autres puissances faisait perdre aux États-Unis, et au monde occidental plus largement, le monopole de la puissance. L’usage excessif de la violence par les États-Unis a amené la puissance américaine à être impopulaire et donc perdre sa puissance. S’il y a une période où le monde était unipolaire, ce fut celle entre 1945 et 1949, moment où les Etats-Unis sortent de la Seconde Guerre mondiale sans avoir eu à la subir sur leur territoire, sinon à Pearl Harbour, ont le monopole de la puissance nucléaire et où tous les autres pays sont affaiblis.
Le «droit d’ingérence» a-t-il encore un avenir ?
La guerre d’Irak et l’expédition militaire en Libye ont certainement été les derniers clous plantés dans le cercueil du droit d’ingérence. Celui-ci était ambigu dès le départ du côté occidental, était vu comme une volonté généreuse de s’occuper du malheur des autres, mais au Sud et pas seulement dans les régimes dictatoriaux, mais également pour les grandes démocraties émergentes. L’Afrique du Sud, l’Inde et le Brésil étaient vus comme la volonté des puissances occidentales de se réapproprier un pouvoir sur des États qui avaient acquis l’indépendance et la souveraineté. L’ingérence était toujours du Nord au Sud, jamais à l’inverse. Elle n’était trop souvent que le masque d’une volonté de puissance mal déguisée même si certains ont pu y croire de bonne foi. La perte du monopole occidental sur la puissance vient rendre cette notion obsolète.
Si l’État occupe encore une place centrale sur la scène internationale, notre monde globalisé est caractérisé par la montée en puissance d’acteurs transnationaux privés. La gouvernance mondiale va-t-elle à échapper aux Etats ?
L’État n’a plus le monopole de la qualité d’acteur des relations internationales mais il reste, et de loin, l’acteur principal. C’est celui vers lequel se tournent les autres acteurs étatiques. Les ONG peuvent se mobiliser pour lutter contre le réchauffement climatique, une opinion et les dirigeants, mais ce sont finalement les États qui signent une convention. On pourrait multiplier les exemples de ce type : les États n’ont plus le monopole de la puissance. Il reste néanmoins les acteurs principaux et l’État est encore l’échelle la plus pertinente d’analyse des relations internationales. La preuve ? Le printemps arabe. Il n’y a pas eu une vague ou un effet domino qui a impacté de la même façon tous les États, mais bel et bien selon l’histoire propre de chacun et son ADN stratégique particulier, vingt-deux récits nationaux différents.
Entretien réalisé par Béligh Nabli