17.12.2024
La politique étrangère pas si décalée de Donald Trump
Tribune
5 avril 2016
Voici, en quelques points, pourquoi les déclarations de Donald Trump en matière de politique étrangère ne sont finalement pas si isolées, et encore moins décalées, qu’il y parait. Et dans quelle mesure elles illustrent l’état des débats, pour certains anciens, sur l’engagement des Etats-Unis sur la scène internationale. Au risque de décevoir ceux qui ne verraient chez le milliardaire aux multiples facettes (à défaut de talents) qu’un clown, ou même un imbécile.
Isolationnisme, repli sur soi, xénophobie… : America’s Choice ?
Deux ennemis supposés reviennent souvent dans les discours de Trump : l’Islam et les immigrés clandestins (essentiellement mexicains). Et les solutions que propose le candidat sont pour le moins radicales : interdire aux musulmans étrangers de fouler le sol des Etats-Unis, et expulser tous les immigrés clandestins (estimés à 11 millions) avant de renforcer le mur le long de la frontière avec le Mexique (qui en paierait le coût, claironne le candidat). Un peu de xénophobie et beaucoup de populisme mais rien de bien nouveau dans ces propositions. Trump justifie ses positions sur l’Islam au prétexte que ce dernier « hait » l’Amérique (ce qui n’est pas sans rappeler le « pourquoi nous haïssent-ils ? » au lendemain des attentats du 11 septembre 2001). Assez simpliste, certes, mais la recette n’est pas nouvelle. Quant à la question des clandestins et des contrôles à la frontière, rappelons que cette question revient régulièrement sur le devant de la scène politique américaine, et qu’il y a déjà une barrière le long de la frontière mexicaine, qu’on ne ferait donc que prolonger et renforcer. Le candidat, loin d’être candide, ne fait ainsi que reprendre des thèmes accrocheurs, mais n’innove pas. En ce sens, il a saisi les attentes d’une partie de son électorat et ne fait que surfer sur une vague qui lui a permis de passer du statut de candidat iconoclaste à celui de champion du conservatisme pour ceux qui le soutiennent, et à celui de bogeyman pour les autres.
Au niveau doctrinal (les analystes sont obsédés par le besoin d’identifier une « doctrine » caractérisant tous ceux qui occupent la Maison Blanche, ou souhaitent l’occuper, en matière de politique étrangère), Trump serait donc isolationniste. Rien de bien nouveau donc, même si nous en avons perdu l’habitude depuis la disparition de l’Union soviétique et l’entrée dans un monde unipolaire. Car historiquement, le repli sur soi des Etats-Unis n’a rien de novateur, de même que les critiques répétées du candidat à l’investiture républicaine contre l’ONU, qu’il estime trop généreusement financée par Washington. De même, il propose une approche plus musclée au Moyen-Orient, sans toutefois exclure de ne pas s’engager quand les conditions ne sont pas requises. Trump propose au final une Amérique moins systématiquement engagée sur la scène internationale, décidant selon son intérêt national de s’investir ou au contraire de rester en retrait. Cela fait de lui un réaliste, ce qui a pour effet d’exaspérer les libéraux (nombreux dans le camp démocrate) adeptes d’une Amérique omniprésente et porteuse de valeurs universelles, et plus encore les néoconservateurs, défenseurs autoproclamés d’un messianisme américain (et donc libéraux également). On peut être en désaccord avec ces positions isolationnistes mais elles ne sont pas particulièrement nouvelles, et encore moins ultra minoritaires.
La relation avec les alliés de Washington : à l’Ouest, rien de nouveau
C’est sur la question de l’OTAN et du rôle que les Etats-Unis doivent y jouer que ce réalisme trouve tout son sens. C’est aussi sur ce sujet que les propositions de Trump ne sont pas aussi décalées que ce que pensent de nombreux Américains, ainsi qu’une partie non négligeable de leurs élus. Quand il critique l’OTAN pour son coût et le difficile partage du fardeau (burdensharing) avec les Alliés, les boucliers se lèvent et ses adversaires se montrent offusqués en réaffirmant que cette alliance est indispensable voire, selon Madame Clinton, « l’un des meilleurs investissements que l’Amérique ait jamais fait ». Peut-être, mais c’est oublier aussi un peu vite que cette question du partage du fardeau est au cœur des relations stratégiques parfois difficiles entre les Etats-Unis et les membres de l’OTAN depuis la fin de la Guerre froide. Et pour cause, l’Alliance permet peut-être aux Etats-Unis d’assurer une présence en Europe (contre qui ?), mais à quel prix ! La guerre du Kosovo, la première de l’histoire de l’organisation militaire, s’est soldée par une prise en charge à 85% des frappes par les forces américaines, tandis que les alliés européens se contentaient de missions subalternes. A cette époque, les débats sur une indispensable réforme de l’OTAN et un appel à une plus grande implication des Européens occupaient toutes les discussions sur la politique étrangère au Sénat, alors dominé par les Républicains. C’était en 1999-2000, avant la présidence de George W. Bush, avant les attentats du 11 septembre, avant aussi que certains commentateurs oublient que les Etats-Unis ne sont pas nécessairement les « gendarmes du monde ». C’est aussi une époque où Monsieur Clinton était président (et Madame Clinton First Lady), et avait toutes les peines du monde à contenir les ardeurs des sénateurs républicains sur un sujet qui reste en suspens quinze ans plus tard, d’autant que le problème du partage du fardeau n’a pas vraiment évolué.
Le pivot asiatique en question : Trump idiot ou lucide ?
Partage du fardeau et responsabilité plus grandes des Alliés : des éléments qu’on retrouve également sur le front asiatique. Donald Trump n’est pas avare de critiques sur la stratégie du pivot vers l’Asie de l’administration Obama, d’autant qu’elle fut essentiellement portée par Hillary Clinton quand elle était Secrétaire d’Etat (2009-2013). Un moyen donc pour lui de critiquer le bilan du président sortant mais aussi d’attaquer celle qui se trouvera très vraisemblablement sur sa route s’il remporte l’investiture républicaine. Il a récemment violemment condamné la présence militaire au Japon et en Corée du Sud, en accord avec les partenariats stratégiques en vigueur avec ces deux pays, ainsi que le parapluie nucléaire américain dont bénéficient Tokyo et Séoul (dans le cas d’une éventuelle agression nord-coréenne). Trump propose ainsi tout simplement que ces deux pays prennent en main leur destinée sécuritaire, quitte à se doter de l’arme nucléaire pour faire face aux gesticulations de Pyongyang. Réponse cinglante de la Maison Blanche : « Tout le postulat de la politique étrangère américaine concernant les armes nucléaires au cours des soixante-dix dernières années s’est concentré sur le fait d’empêcher la prolifération des armes nucléaires » (ce qui est, au passage, discutable). En clair, nous explique l’administration actuelle, Trump serait un idiot et un irresponsable et sa position « catastrophique pour les Etats-Unis ». Reste que la réorganisation de la présence américaine en Asie-Pacifique fait débat aux Etats-Unis, mais aussi au Japon et en Corée du Sud, et que les deux alliés stratégiques de Washington dans la région disposent de capacités dans le domaine du nucléaire civil qui en font des puissances du seuil, c’est-à-dire capables de mettre au point des armes nucléaires en l’espace de quelques mois s’ils le souhaitent. Cette perspective est difficilement envisageable compte-tenu des résistances dans l’opinion publique, au Japon surtout, mais les opinions peuvent changer si l’environnement sécuritaire évoluait.
Au-delà de cette sortie remarquée sur la politique de défense du Japon et de la Corée du Sud, c’est toute la stratégie américaine en Asie-Pacifique qui est montrée du doigt. Et là encore, si les employés du Département d’Etat peuvent balayer d’un trait ces critiques et assurer que la stratégie du pivot est un succès, la réalité est plus discutable. N’en déplaise à Madame Clinton, on peut même penser que c’est un échec, et considérer que sur ce point (une fois n’est pas coutume), Trump fait preuve d’une certaine lucidité. Mais plutôt que de lui accorder cette concession, il semble plus facile pour ses adversaires de chercher, vainement, à le ridiculiser.
L’obsession chinoise : transition de puissance oblige
Calmer les ardeurs de Pékin, et même faire la guerre à la Chine pour des questions économiques et commerciales si nécessaire : voilà comment pourrait se résumer, en caricaturant à peine, la politique chinoise de Donald Trump. Tout cela parait bien limité, en plus d’être assez malvenu compte-tenu du poids grandissant de la Chine sur la scène internationale. Sauf que c’est là une opinion dont le magnat de l’immobilier est loin d’avoir le monopole, et que même ses plus grands détracteurs au sein du parti républicain (à commencer par Mitt Romney, candidat malheureux en 2012 face à Barack Obama et lui aussi « grand spécialiste » de politique étrangère) semblent partager. Cela fait même deux décennies que la question d’une guerre contre la Chine obsède les stratèges du Pentagone, pas mécontents de ressortir des paradigmes hérités de la Guerre froide et de justifier ainsi leurs plans stratégiques (et leurs emplois). Même son de cloche du côté de la politique commerciale ou des délocalisations. En fait, on ne trouve pas de candidat sérieux à la Maison Blanche depuis la crise de 2008 qui n’ait pas fait mention de la Chine dans la campagne présidentielle comme étant le principal défi – pour ne pas dire le problème – auquel les Etats-Unis doivent faire face. Cette obsession est symptomatique d’une transition de puissance, qui se caractérise par la peur du déclin, relatif mais réel, auquel s’exposent les Etats-Unis. Là encore, Donald Trump ne fait qu’apporter sa contribution, avec les mots et les excès qui le caractérisent, à un débat qui est loin d’être clos.
L’inexpérience en politique étrangère : une habitude des candidats à la Maison Blanche
De nombreux journalistes et éditorialistes pointent enfin du doigt, à juste titre d’ailleurs, les nombreuses approximations du candidat à la primaire républicaine en matière de politique étrangère (et sur d’autres sujets au passage). Le magnat de l’immobilier serait ainsi coupable d’une inexpérience manifeste à l’international. Sans doute est-ce le cas, et la liste de ses conseillers sur les dossiers de politique étrangère, dans laquelle ne figure aucune « pointure », ne fait que renforcer ce sentiment. Pour autant, rappelons d’une part que les Américains éliront en novembre leur président, et non leur Secrétaire d’Etat ; d’autre part que ce sont les Américains qui voteront, et non le monde entier ; et enfin, que l’inexpérience en politique étrangère est une habitude des candidats depuis la fin de la Guerre froide, à l’exception notable d’Hillary Clinton (ancienne Secrétaire d’Etat) en 2008 et 2016, de John Kerry (alors sénateur chevronné et très impliqué sur les dossiers de politique étrangère) en 2004, d’Al Gore (ancien vice-président) en 2000, ou bien sûr de George H. Bush en 1988 puis en 1992. Deux présidents successifs, Bill Clinton et George W. Bush, ont même brillé par leur inexpérience à l’international quand ils étaient en campagne, ce qui ne les empêcha pas l’un et l’autre de remporter l’élection face aux « cadors » dans ce domaine préalablement cités. Même Barack Obama, très populaire en dehors des Etats-Unis avant même son élection, était handicapé sur la politique étrangère face au très expérimenté John McCain, et cela ne l’empêcha pas d’assurer sa victoire. Ajoutons à cela que parmi les candidats encore en lice, et à l’exception de Madame Clinton, aucun ne peut se targuer d’un CV impressionnant à l’international.
En bref, Trump est inexpérimenté en matière de politique étrangère ? So what ? Ce n’est pas nécessairement un handicap, et peut même s’avérer, en regardant les différents scrutins depuis 1992, être un léger avantage. Une fois encore, ne confondons pas élection présidentielle américaine et diplomatie internationale et ne voyons pas dans la posture de Donald Trump autre chose que le reflet de ce qu’une certaine Amérique souhaite en matière de politique étrangère.