20.12.2024
Quel éclairage apporte la condamnation de Radovan Karadzic sur la situation dans les Balkans ?
Interview
25 mars 2016
Formellement, le procès a aidé à éclaircir le rôle de chacun. Un certain nombre de témoignages et d’écoutes ont été reportés et ont permis de déterminer la fonction précise des uns et des autres. Le TPI se devait de mettre en droit les anticipations et les accusations, en se fondant sur des pièces de dossiers irréfutables.
Le verdict du TPI était attendu parce que Radovan Karadzic est l’un des trois principaux protagonistes serbes de la guerre, aux côtés de Slobodan Milosevic, mort en détention avant sa condamnation et donc juridiquement éternellement innocent, et Ratko Mladic dont on attend la fin du procès. Karadzic a été arrêté, il y a 8 ans, 20 ans après les faits. Cette temporalité-là est déterminante. Cela fait des années que les gens attendent que les responsables hauts placés répondent de leurs actes. Certes, des militaires plus ou moins importants ont déjà été sanctionnés mais Karadzic cristallisait particulièrement les espoirs, Milosevic étant mort en prison. Ce dernier était considéré comme l’un des premiers chefs d’Etat condamné par un tribunal. Seulement, sa mort prématurée a constitué un échec retentissant pour la justice. Il était donc essentiel que le deuxième plus haut responsable politique soit confronté à ses actes.
Cependant, la sentence du TPI pose plus de questions qu’elle n’apporte de réponses. La condamnation de Radovan Karadzic était anticipée et n’a pas constitué en soit une surprise majeure, exception faite du montant de la peine qui aurait pu aller jusqu’à la perpétuité. On peut imaginer que c’est en considération de l’âge avancé de Karadzic, 70 ans, que les juges ont préféré modérer la sanction à 40 ans. Le véritable enjeu était de savoir si, en dehors de Srebrenica, les juges qualifieraient de génocide les crimes commis ailleurs en Bosnie, par exemple à Zvornik où les paramilitaires du groupe de Arkan ont commis des massacres. Le nœud du problème se trouve dans cette reconnaissance car le récit bosniaque du génocide n’évoque pas Srebrenica mais bien l’ensemble de l’Est de la Bosnie. Pour eux, le verdict est donc une déception, ne corroborant pas leur version des faits. Au contraire, pour les Serbes, le mot génocide est déjà de trop, même à propos de Srebrenica. Finalement, c’est un verdict sans surprise, équilibré, mais qui ne satisfait personne.
Peut-on dire que les pays de l’ex-Yougoslavie avancent sur le chemin de la réconciliation ? Pensez-vous que le Tribunal pénal international soit une étape préalable pour avancer en ce sens ?
Le TPI n’a absolument pas aidé à la réconciliation. Ce tribunal est une création des puissances occidentales qui se sentaient coupables de ne rien faire sur le terrain, et qui ont donc mis en place cette institution sans jamais réellement croire qu’elle fonctionnerait. Le TPI n’a donc pas reçu les moyens de sa mission et cela s’est ressenti dès les premiers temps de la guerre.
L’action du Tribunal divise pratiquement à chaque arrestation ou condamnation. Si les Croates sont sortis de ces querelles, notamment car les principaux accusés, tel Ante Gotovina, ont été acquittés et que le président Tudman est mort trop tôt pour être inculpé, ce n’est pas le cas des Bosniaques et des Serbes. Les Bosniaques considèrent que le Tribunal ne leur a pas rendu justice, puisque Milosevic est mort et que le génocide n’est pas reconnu à l’extérieur de Srebrenica. Les Serbes dénoncent la proportion importante de compatriotes dans les condamnations, sans réfléchir aux raisons profondes et aux responsabilités des dirigeants serbes. Pour eux, ce Tribunal est une farce puisqu’aucun Albanais du Kosovo n’a été réellement inquiété pour leurs actions. Cela explique la création d’un nouveau tribunal pour combler l’absence d’investigations en la matière.
La réconciliation n’était pas véritablement l’objet du TPI. Il s’agissait avant tout d’établir les faits. Or, lorsqu’il n’y a pas d’accord sur ces faits, le principe de confrontation prévaut. Il y a d’autres façons d’engager la discussion entre des gens qui ne sont pas d’accord tel l’établissement de commissions de réconciliation qui auraient le mérite de permettre à chaque partie d’entendre le récit de l’autre, de prendre conscience du parcours des victimes et de la diversité des appréciations historiques. Le TPI avait seulement pour objet de condamner les responsables des massacres en établissant des faits. Mais ces recherches ont été effectuées à la Haye, loin du terrain et du conflit. Le rapport des locaux à ce tribunal est éloigné et n’aide pas à la réconciliation.
Hormis le fait qu’une réconciliation dépassait de loin les compétences du TPI, ce dernier s’est aussi entaché de verdicts incompréhensibles, acquittant des suspects sur des bases juridiques fragiles. Il a par exemple disculpé Ante Gotovina en appel, alors qu’il l’avait condamné à 24 ans de prison en première instance. De même, plusieurs responsables des services de sécurité serbes ont été blanchis alors même qu’ils avaient financé, armé et aidé logistiquement aussi bien l’armée serbe que les milices paramilitaires. Ces décisions ont porté atteinte à la crédibilité du TPI.
Lors de sa libération en décembre 2005 après 14 ans de prison, le général Lazarevic avait été accueilli en quasi héros par des membres du gouvernement de Belgrade. Quelle est la réalité du nationalisme serbe ? Plus globalement, la xénophobie est-elle toujours palpable dans la zone ?
Je préfère parler de rancunes et de ressentiments plutôt que de xénophobie qui, au sens strict, signifie la peur de l’étranger inconnu. Or, les divers peuples de l’ex-Yougoslavie se connaissent très bien. Les gens, même en Serbie, sont revenus des mythes qui expliquaient par exemple qu’on n’avait tiré que sur des soldats. Je ne parlerai donc pas d’un accueil en héros car les temps ont changé. Pour autant, les gens tiennent à leur version. On n’entendra pas parler de génocide en Serbie : le parlement a d’ailleurs voté une résolution qui qualifie de « crime atroce » les massacres à Srebrenica. Une grande partie de la population serbe tient à cette version mais il y a aussi une minorité libérale, représentée notamment par les ONG, qui reproche à la Serbie de ne pas regarder son passé en face. Il y a aussi une frange d’ultra-nationalistes qui défendent la thèse d’un complot américain et du Vatican. En dehors de cela, la majorité de la population s’occupe de ses problèmes au quotidien. La révolution démocratique serbe a presque 16 ans et encore beaucoup de promesses n’ont pas été réalisées. C’est cela qui intéresse les Serbes au quotidien, plus que les histoires passées.
On ne peut donc pas véritablement parler de héros. Même quand Vojislav Seselj est rentré, il n’y avait qu’une centaine de personnes pour l’accueillir. Le verdict de Seselj doit tomber la semaine prochaine. Actuellement à Belgrade, cela signifie que sa peine sera équivalente à ce qu’il a déjà passé en prison. Comme il est candidat aux législatives, il y aura potentiellement un criminel de guerre condamné qui sera député au parlement de Serbie. Cette situation est gênante car indépendamment du fait que le pays avance, il y a des forces politiques et médiatiques qui s’efforcent de mobiliser la fibre nationaliste. Il est difficile de lutter contre ces pressions, d’autant plus que la presse est aux mains du pouvoir. Aujourd’hui, les émissions télévisées et la presse tabloïd rappellent parfois celles des années 90 lorsqu’elles désignent les Bosniaques, les Croates et évoquent un complot. Le Premier ministre serbe sera, selon certains journalistes, encore plus dur à déloger que Milosevic. De même, la Croatie, malgré son statut de membre de l’Union européenne, purge la télévision publique des « mauvais patriotes ». Du Monténégro à la Macédoine en passant par le Kosovo, la région est donc sous pression. Les problèmes sont réels et il est facile de monter la tête des gens. Cette situation ne pourra pas durer éternellement.
Cette situation peut-elle être réglée en dehors de la violence ?
La violence ne doit pas être considérée comme un mode d’action politique légitime car c’est un répertoire disqualifiant en soit. Quels sont donc les mouvements possibles face à des régimes aux pratiques autoritaires de plus en plus assumées, sourds vis-à-vis des revendications populaires et à la légitimité faible ? Cette question se pose par exemple en Macédoine ou au Monténégro. Slobodan Milosevic était tombé en Serbie notamment du fait de la mobilisation étudiante, connue sous le nom de « Otpor ! » (« Résistance »). Les leaders de la révolte estudiantine ont créé par la suite un mouvement qui se veut une académie de la résistance non violente face aux régimes autoritaires. Il s’agit de développer des techniques qui puissent servir aux révoltes et qui ont inspiré les protestations en Egypte ou encore en Ukraine.
Ces méthodes ont leurs limites : il est difficile d’imaginer que Bachar al-Assad ou le régime macédonien soient déstabilisés par la force de l’humour ou sous la pression de sit-ins. Dans le même ordre d’idée, ce n’est que lorsque les Bosniens ont enflammé des bâtiments publics que le monde a pris conscience des problèmes politiques et de l’existence de la Bosnie. L’année d’avant, ils avaient manifesté dans la plus grande indifférence, notamment des Européens. Ce constat envoie un signal négatif : en l’absence de violence, ces problématiques politiques n’attirent que bien peu l’attention. C’est un vrai problème.
En Macédoine, un processus démocratique est en route mais il peine à aboutir. Les élections prévues en juin doivent d’abord passer outre les listes électorales bidons. Les médias doivent être détachés de l’influence gouvernementale. Ainsi, la poussé démocratique aura du mal à se concrétiser dès lors que le parti au pouvoir, en dérive depuis 12 ans, peut être réélu et ne permettra aucune avancée.
Au Kosovo, nous avons un président qui a été élu dans des conditions graves alors que les manifestants se battaient avec la police. Cela fait huit mois que les sessions du parlement sont empêchées par les opposants qui diffusent du gaz lacrymogène dans les salles de débat.
Toutes ces situations posent la question de l’utilisation légitime de la violence comme moyen d’impacter le pouvoir en place, dès lors que l’action non-violente ne débouche sur rien, pas plus en interne que sur une éventuelle mobilisation extérieure, en particulier de l’Union européenne. La chute de Slobodan Milosevic fut certes due à l’engagement pacifique des étudiants, mais aussi grâce à l’action de personnes qui, prêtes à affronter la police, ont pris d’assaut le parlement. Cet engagement plus musclé a certainement constitué un basculement dans le rapport de force contre Milosevic.
Que penser des « plénums » bosniens, qui ont permis à la population de se saisir de la chose publique de manière pacifique ?
Il y a une réelle soif d’initiatives politiques en Bosnie mais les plénums se sont rapidement essoufflés, faute d’organisation, d’engouement et de revendications sérieuses. Ils ont été utiles dans la mesure où les Bosniens se sont réappropriés le débat public sans chef ni hiérarchie. Mais le mouvement a peu à peu perdu son public car les revendications n’aboutissaient pas. Il n’y a pas eu de coordination suffisante des initiatives locales, ni de confrontation directe avec le pouvoir public. Les plénums sont restés au stade de l’intention, d’échanges certes très positifs mais qui n’ont pas été capables de se structurer autours de leaders, d’une liste cohérente de revendications ou encore autour d’un dialogue avec les dirigeants et les organisations internationales. En l’absence de ce processus, l’initiative s’est dégonflée.
Finalement, ce qui a réellement interpellé une partie de la communauté internationale, ce n’est pas les plénums mais bien les feux allumés dans les bâtiments publics. C’est la peur de voir la situation dégénérer en guerre civile qui a mobilisé alors même que ces mouvements étaient anti-nationalistes. Les dirigeants politiques, notamment serbes, ont eu tellement peur qu’ils ont tout fait pour renationaliser cette affaire. Si le mouvement s’est plus fortement implanté dans les zones à majorité bosniaques et moins dans les zones serbes plus contrôlées par le pouvoir, il n’empêche qu’il dépassait largement les nationalités.
Cependant, les Européens n’ont pas vu cet aspect-là et se sont contentés d’une explication déconnectée de la réalité. C’est la crainte de voir déboucher une nouvelle guerre qui a amené Catherine Ashton, alors Haute représentante de l’UE pour la politique étrangère, en Bosnie, alors même que cette crainte n’était pas justifiée. Pour autant, les pressions internationales n’ont débouché sur rien et les politiques au pouvoir sont toujours là. Le président serbe vient d’ailleurs d’inaugurer un dortoir étudiant au nom Radovan Karadzic… Le ton de la campagne pour les élections du 24 avril prochain en Serbie est ainsi lancé.