18.11.2024
L’ONU, un mécanisme imparfait mais indispensable
Tribune
14 mars 2016
Certes, un tour d’horizon des enjeux actuels et passés peut donner l’impression que l’ONU a incontestablement échoué : elle a échoué à assurer la paix dans le monde. La guerre civile en Syrie aujourd’hui, qui dure depuis cinq ans et a causé un quart de millions de morts, mais aussi la guerre des Etats-Unis en Irak à partir de 2003, que l’ONU a dû avaliser pour ne pas perdre la face, ou encore le génocide du Rwanda en 1994-95 et le massacre de Srebrenica en ex-Yougoslavie en 1995, que l’ONU est restée incapable de prévenir et d’arrêter, l’illustrent. De même dans le domaine de la santé, l’OMS a été impuissante à agir efficacement contre l’épidémie du sida depuis les années 1980, et l’Unesco, on le voit aujourd’hui, est incapable de préserver les sites classés sur sa liste du patrimoine mondial, comme l’illustrent la destruction des bouddhas de Bâmiyân par les talibans en Afghanistan en 2001 ou celle du temple de Bel à Palmyre en Syrie en août 2015.
Pourtant, l’ONU reste un mécanisme indispensable car il s’agit de l’instance mondiale la plus démocratique. En effet, son Assemblée générale rassemble 193 pays, soit quasiment tous les pays du monde, sur une base démocratique, chaque Etat disposant d’une voix. Ce n’est pas le cas dans d’autres instances mondiales comme le FMI, où les Etats disposent d’un certain nombre de voix en fonction de leur richesse, ce qui fait que les Etats-Unis et l’Union européenne disposent d’un nombre de voix prépondérant. Ce n’est pas le cas non plus des autres structures comme le G7, G8, G20, ou de l’OCDE qui ne rassemblent que les pays les plus riches du monde (respectivement 7, 8, 20 et 34 pays).
De plus, les valeurs sur lesquelles l’ONU a été fondée, au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, sont des valeurs progressistes et humanistes : la démocratie, les droits de l’homme, la paix, le progrès social.
L’ONU a, on l’oublie souvent, au fil de ses 70 ans d’existence, réalisé beaucoup de choses en ce sens : une action normative d’abord, avec des déclarations et conventions progressistes comme la déclaration universelle des droits de l’homme (1948), la convention sur les droits de l’enfant (1989), la convention sur la protection de tous les travailleurs migrants et de leurs familles (1990), et la déclaration sur les droits des peuples autochtones (2007). Ces textes sont souvent très avancés, et le problème ne vient pas de l’ONU mais des Etats qui parfois ne les ratifient pas : ainsi les Etats-Unis ont refusé de signer la convention sur les droits de l’enfant et celle sur les travailleurs migrants.
L’ONU a aussi contribué à apaiser les conflits dans le monde : avec ses casques bleus, créés en 1948, qui ont obtenu le prix Nobel de la Paix en 1988 et ont été plus de 2400 depuis leur création à mourir en mission. Elle s’occupe du « maintien de la paix » (peacekeeping), mais aujourd’hui aussi de la « construction de la paix » (peacebuilding), c’est-à-dire de l’établissement d’une paix durable, de l’organisation d’élections et du rétablissement d’une démocratie pérenne dans les pays qui sortent d’un conflit. L’ONU a ainsi mené une soixantaine d’opérations de maintien de la paix depuis sa création. Alors qu’il n’y en a eu pas plus de 15 pendant la période de la Guerre froide, il y en a eu beaucoup plus depuis 1989. Aujourd’hui, l’ONU mène 16 opérations de maintien de la paix, dont 9 se déroulent en Afrique, comme la MINUSMA au Mali, qui a récemment abouti à la conclusion d’un accord entre les parties opposées, et la MINUSCA en République centrafricaine.
L’ONU a également contribué à l’aide au développement dans le monde, avec le Programme des Nations unies pour le développement (PNUD), créé en 1965-66, et avec ses agences telles que l’Unesco qui s’est attelée à l’alphabétisation en Afrique.
Plus globalement, on peut observer que les Nations unies ont développé et promu un ensemble de concepts, de notions-clés, qui sont aujourd’hui popularisées et passées dans le langage courant, sans qu’on sache toujours qu’elles viennent de l’ONU et de ses agences : le « développement durable », introduit avec le rapport Brundtland en 1987, la notion de « biosphère » introduite par l’Unesco en 1968 avec la conférence de la biosphère, celle de « non prolifération » introduite avec le traité de non prolifération nucléaire de 1968, celle de « patrimoine mondial » lancée par l’Unesco qui a créé en 1972 sa prestigieuse liste du patrimoine mondial… [1]
En matière de maintien de la paix, l’ONU a développé depuis 1994 la notion de « sécurité humaine » qui opère un renversement conceptuel, car elle affirme que l’ONU doit désormais se préoccuper plus de la sécurité des populations que de celle des territoires, et la notion de « responsabilité de protéger » en 2001, qui affirme que si un Etat n’est pas en mesure d’assurer la sécurité de sa population, il revient à la communauté internationale de le faire. Ces notions universalisent le concept, français, de droit d’ingérence.
Mais l’ONU, malgré ces apports, souffre de faiblesses structurelles qu’il importe, au XXIe siècle, de corriger : tout d’abord son fonctionnement n’est en fait pas tout-à-fait démocratique : le système du Conseil de sécurité, où les 5 membres permanents, vainqueurs de la Seconde Guerre mondiale (France, Etats-Unis, Royaume-Uni, Chine, Russie), ont le droit de veto, est une entorse à son caractère démocratique. Les projets de réforme du conseil de sécurité, envisagés depuis de longues années, n’ont toujours pas abouti. Ce droit de veto empêche l’ONU d’agir sur des questions importantes. Ainsi, dans le passé, l’ONU est resté inactive sur les enjeux de la guerre d’Algérie et de la guerre du Vietnam, deux conflits meurtriers, car les puissances impliquées, respectivement la France et les Etats-Unis, avaient le droit de veto et donc auraient empêché toute tentative d’intervention de l’ONU.
Par ailleurs, l’ONU souffre d’un recrutement opaque, à tous les niveaux y compris au plus haut. Ainsi, son Secrétaire général n’est pas élu, mais nommé par l’Assemblée générale sur proposition du Conseil de sécurité, qui traditionnellement ne propose qu’un seul candidat (!), choisi lors d’une réunion privée, au cours de laquelle les membres permanents peuvent utiliser leur droit de veto.
L’ONU n’est pas exempte non plus de scandales : le scandale de corruption de l’opération « pétrole contre nourriture » au début des années 2000, dans lequel plusieurs cadres onusiens ont été impliqués, le scandale d’abus sexuels opérés récemment par des casques bleus en Afrique, comme en République centrafricaine ou en Côte d’Ivoire. Ou encore, il y a plus longtemps, le fait d’avoir nommé, de 1972 à 1981, comme Secrétaire général l’Autrichien Kurt Waldheim, qui était un ancien nazi. L’ONU, organisation universelle, se doit d’être irréprochable.
L’ONU s’est en outre depuis les années 1990 engagée sur une voie dangereuse, celle de la privatisation : alors que dans les années 1970, une de ses agences, l’Organisation internationale du travail (OIT), avait tenté, mais en vain, de réglementer la politique sociale des firmes transnationales, aujourd’hui l’ONU s’engage dans un partenariat étroit avec des entreprises. Les partenariats se multiplient par exemple entre l’Unesco et des entreprises privées. Et Kofi Annan a lancé, en 2000, le « pacte mondial » (Global Compact), qui entend élever les entreprises privées au rang de partenaires privilégiées de l’ONU, leur octroyant un pouvoir de décision à l’ONU et leur donnant le droit de se prévaloir du logo ONU, en échange de l’engagement à respecter quelques règles éthiques. Or ce partenariat apparaît comme un marché de dupes, l’engagement n’ayant aucune force contraignante et n’étant pas contrôlé. L’ONU semble en train de « vendre » son nom au secteur privé, comme en témoigne une externalisation croissante de ses actions. Il apparaît urgent que l’ONU se démarque de cette tendance, car la logique de l’ONU qui est celle des droits de l’homme et du progrès social, n’est pas la même que celle des entreprises privées, qui visent avant tout à faire du profit. Ce sont même des logiques opposées.
Au contraire, il faut que l’ONU se préoccupe de réglementer les pratiques, souvent contraires aux droits de l’homme et à l’intérêt général, des firmes multinationales, qui traitent mal leurs employés (pensons à Amazon ou aux sous-traitants d’Apple en Asie) et pratiquent l’évasion fiscale (pensons à MacDonald et Starbucks qui ne payent pas tous les impôts qu’elles devraient payer en France).
A l’heure actuelle où les problèmes et les enjeux deviennent transnationaux, nous avons plus que jamais besoin d’une organisation démocratique mondiale pour régler ces problèmes : le problème du terrorisme, qui transcende les frontières étatiques, le problème des épidémies et de la pollution, ou du climat, qui également ne connaissent pas de barrières, mais aussi le problème de l’évasion fiscale, qui se joue des frontières. Nous avons plus que jamais besoin de l’ONU, pour assurer la paix et le progrès social dans le monde, mais aussi pour rendre impossible les paradis fiscaux, pour réduire les inégalités sociales criantes (entre les pays et au sein des pays), et pour protéger l’environnement.
Pour que l’ONU puisse accomplir son action efficacement, il faut supprimer le droit de veto, et parallèlement donner à l’organisation plus de pouvoir, c’est-à-dire plus de force contraignante à ses résolutions et à ses conventions, ainsi qu’un pouvoir de sanction accru (à l’image de l’OMC qui, pourtant moins universelle que l’ONU, a un pouvoir de sanction fort avec son organe de règlement des différends), par exemple lui donner un pouvoir de sanction économique à l’encontre d’Etats ou de firmes transnationales, et opérer une véritable démocratisation de son fonctionnement et de son recrutement. Il faut aussi soutenir les conventions progressistes de l’ONU et faire pression sur les Etats pour qu’ils les ratifient. C’est à ce prix que l’ONU, organisation imparfaite mais indispensable, pourra jouer son rôle pacificateur et progressiste en faveur de tous les citoyens du monde.
[1] Toutes ces notions novatrices sont analysées dans mon dernier livre: Chloé Maurel, Histoire des idées des Nations unies. L’ONU en 20 notions, Paris, L’Harmattan, 2015.