ANALYSES

Monde apolaire, stagnation séculaire !

Tribune
25 février 2016
Dans le centième numéro de la Revue Internationale et Stratégique, à la question « Vous avez forgé le concept de monde «zéro-polaire» : pouvez-vous le définir ? », Laurent Fabius, alors Ministre des Affaires étrangères et du Développement international, répondait: « Il signifie qu’aujourd’hui aucune puissance ou alliance de puissances ne peut, à elle seule, résoudre l’ensemble des crises auxquelles le monde est confronté. Cette situation explique pour une large part la violence, la concomitance et la persistance des crises actuelles. Le monde était bipolaire – États-Unis contre URSS – durant la guerre froide, il a connu un moment unipolaire dans les années 1990, dominées par l’hyperpuissance américaine ». Et d’ajouter plus loin : « Cette dispersion de la puissance a dissous la polarité… ». Le concept d’apolarité ou de zéro-polarité trouve une forte résonnance en matière géopolitique dans l’impossibilité des acteurs à résoudre les crises. Transposé dans le champ économique, cette notion trouve également tout son sens à l’heure actuelle.

En effet, depuis les années 1960, l’économie mondiale a vécu au rythme de différentes locomotives : États-Unis, Allemagne et Japon dans les années 1970-1980, États-Unis et Asie émergente dans les années 1990, États-Unis, Europe et Chine dans les années 2000, BRICS et Chine depuis la crise financière de 2007-2008… la croissance à chacune des périodes a ainsi été portée par une économie dominante – un pôle -, qui a entrainé dans son sillage d’autres économies dans un contexte d’internationalisation marquée et d’accélération des échanges mondiaux.
Où sont les locomotives d’aujourd’hui ?

Aujourd’hui, l’économie mondiale cherche sa locomotive !

Longtemps considérés comme les relais des pays développés, les BRICS déçoivent un à un et leur croissance affichée devient de plus en plus hétérogène. La Chine a ainsi enregistré une croissance annuelle de 6,9 % pour l’année 2015, la plus faible depuis près de 25 ans ! Ce ralentissement s’est conjugué à une volatilité accrue de ses marchés financiers (effondrement boursier). De leurs côtés, le Brésil (-3,1 %), mais surtout la Russie (-4 %) s’enfoncent dans la récession et les récents développements observés sur les marchés pétroliers n’invitent pas à l’optimisme à court terme. L’Afrique du Sud, avec une hausse du PIB d’environ 1,4 %, peine à stimuler de manière durable son économie. Seule l’Inde avec ses 7,3 % de croissance affiche un dynamisme supérieur à l’ensemble de ses partenaires d’acronyme. Mais elle ne peut être considérée aujourd’hui comme une locomotive de l’économie mondiale : pays encore introverti, l’Inde n’a pas la capacité d’entrainement de la Chine sur le commerce international et sur les marchés mondiaux.

Malgré une politique volontariste depuis 2012 -les Abenomics-, le Japon peine à sortir d’une crise (pour les plus pessimistes) ou d’une longue période de transition (pour les plus optimistes) depuis la fin des années 1990 et, malgré de nombreux plans de relance, n’a toujours pas réussi à structurellement s’éloigner de la déflation. L’Europe et la zone euro n’ont dépassé le seuil de 2 % de croissance qu’une seule fois depuis la crise de 2008 !

Aux États-Unis enfin, de nombreux analystes s’accordent à dire que la croissance devrait ralentir et se situer autour de 2 % et certains affirment que le cycle de croissance de l’économie américaine touche à sa fin après 7 ans de croissance ininterrompue depuis la crise financière de 2008. Larry Summers, ancien Secrétaire du Trésor des Etats-Unis, estimait dans une tribune récente du Washington Post, à une chance sur trois la possibilité d’une récession aux États-Unis l’année prochaine et à une chance sur deux pour les deux prochaines années.

L’économie mondiale est-elle condamnée à la stagnation séculaire ?

L. Summers est, avec Robert Gordon, l’un des principaux théoriciens de la stagnation séculaire. Conceptualisée par Alvin Hansen en 1938 suite aux conséquences économiques de la grande dépression, cette théorie a connu un certain renouveau à la fin des années 2000 lorsqu’à la suite de la crise des subprimes, certains économistes ont mis en exergue la lenteur de la reprise observée dans certains pays développés, notamment aux Etats-Unis.

De manière schématique, R. Gordon aborde la question de la stagnation séculaire en centrant son approche sur l’offre. Selon lui, l’économie mondiale produit de moins en moins d’innovations majeures, innovations nécessaires à l’augmentation de la productivité et, au final, à la croissance potentielle des économies. Ce n’est pas l’absence d’innovations qui bornerait la croissance, mais la faiblesse des innovations de rupture par rapport aux innovations incrémentales, moins propices à une amélioration marquée de la productivité. De son côté, L. Summers focalise son propos sur la demande. S’il constate également la faible reprise aux Etats-Unis et dans d’autres pays développés depuis 2009, il analyse également la croissance atypique observée avant la crise de 2007-2008. Ainsi, malgré un fort niveau d’endettement et une bulle immobilière, la croissance observée n’a pas été supérieure à son niveau de long terme. Dans une économie américaine fortement inégalitaire en matière de revenus, seul l’endettement des classes populaires a permis de stimuler la croissance entre 2001 et 2007, un schéma qui ne parait guère reproductible à l’heure actuelle.

Au final, l’absence de locomotive mondiale, la décélération du commerce international, la volatilité des marchés financiers et les peurs suscitées par le ralentissement chinois alimentent les craintes d’une entrée de l’économie mondiale dans la stagnation séculaire. Les politiques monétaires observées au niveau mondial sont symboliques des bouleversements actuels : indépendantes et dispersées. Devenues de véritables drogues pour les économies, les politiques monétaires montrent leurs limites et leurs actions sont dissoutes par l’absence de coordinations réelles. Aux États-Unis, la normalisation monétaire, initiée mi-décembre 2015, a déjà enregistré une première pause après une hausse de seulement 25 points de base. En Chine, le gouvernement a procédé à plusieurs dévaluations du yuan depuis l’été 2015. L’Europe, elle, s’est lancée dans une politique monétaire extrêmement expansionniste, en décalage avec celles des États-Unis.

Tout comme sur le terrain de la géopolitique, la dispersion de la puissance économique annihile la capacité des économies à juguler la volatilité et la cyclicité des marchés. Un monde économique apolaire, c’est un frein à la résolution des crises. L’absence de locomotive mondiale, c’est l’assurance de difficultés à venir, dans un espace de politiques économiques mondiales non coordonnées.

Dispersion de la puissance économique, crainte d’une croissance atone durable dans les pays développés et ralentissement des BRICS : le monde apolaire pourrait bien trouver sa transcription économique dans une période de stagnation séculaire pour l’économie mondiale.
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