ANALYSES

Information : rumeurs ou complots

Presse
1 février 2016
La rumeur n’est pas forcément mensongère, mais elle concurrence la« vérité » qui circule par les canaux reconnus et conteste son système d’accréditation ; la rumeur tend à démontrer qu’« ils » nous cachent tout, mais qu’heureusement on connaît quelqu’un qui connaît quelqu’un qui a été témoin et qui sait que… La théorie du complot, alias conspirationnisme, peut s’appuyer sur la rumeur, ne serait-ce que comme vecteur, mais elle vise à bien davantage qu’à révéler/inventer un événement choquant ou excitant : elle explique le monde, ou, du moins, le triste état du monde, par l’action de gens intelligents, puissamment organisés, habiles à se camoufler et à répandre les illusions (les fausses explications qui abusent les médias par exemple). Partant de bases saines – douter, critiquer l’opinion commune, chercher une rationalité qui n’est pas apparente – les conspirationnistes aboutissent à une double conclusion erronée :
– tout est faux : le « discours officiel », dont les plus subtils distinguent bien les contradictions, ne sert qu’à dissimuler les rapports de pouvoir ;
– tout est cohérent : il n’y a pas de hasard ni de contradictions entre forces et intérêts, il y a des coupables qui poursuivent leur plan, cause unique du malheur du monde.

Le conspirationniste passe facilement du flou logique ou épistémologique (le très hypothétique projet des x présenté comme cause unique de a, b, e, d…) à l’idéologique (tous nos malheurs viennent des ambitions des minorités actives qu’il faut combattre). Il se rassure d’avoir décelé des responsabilités – riches, ennemis du peuple, sociétés secrètes, minorités -, là où le commun des mortels ne distingue que chaos, contradictions et aléas. Pour lui, la vérité est ailleurs, l’illusion partout : le complotiste est celui qui prend la réalité pour les désirs de son adversaire.

Du doute logique à la culpabilité politique.

La faute intellectuelle des conspirationnistes n’est pas de croire qu’il y a des complots (il existe vraiment des services secrets, des intérêts occultes ou des groupes idéologiques, qui cherchent à s’emparer du pouvoir en manipulant autrui), c’est de croire qu’ils réussissent absolument et partout, tout en maintenant, ce qui semble contradictoire, qu’il est possible de déceler avec un peu de vigilance une gigantesque opération pourtant si bien dissimulée.

Or ce double phénomène – croire des explications douteuses ou fausses, croire que tout ce qui apparaît est douteux et falsifié – prend un poids particulier dans nos sociétés dites de l’information. Celles-ci reposent sur deux présupposés. L’un, démocratique et remontant aux Lumières, est que, suivant le mot de Condorcet, « plus un peuple est éclairé, plus ses suffrages sont difficiles à surprendre » (ce qui impliques a contrario qu’un peuple désinformé ou abusé puisse l’être). L’autre est technologique et date des années Internet : puisque l’information sera partout disponible, qu’elle ne pourra plus être censurée et que chaque citoyen deviendra émetteur à son tour, la vérité progressera, ou du moins le débat.

De fait, le conspirationnisme remet en cause ces postulats.

Par son ampleur d’abord. On pouvait rire des maniaques persuadés qu’Elvis Presley est vivant, que des extra-terrestres se dissimulent parmi nous ou que personne n’a été sur la Lune. Avec le phénomène de doute sur le 11 septembre, attitude majoritaire dans certains pays, ou encore la conviction qui s’est immédiatement répandue (et a touché près de 17 % de la population de notre pays, surtout jeune) que tout était truqué lors des attentats contre Charlie Hebdo ou l’hyper cacher, naît un problème politique majeur. Et la France, si fière d’être la patrie de Voltaire, est aussi une société de défiance, où les contre-accusations et les contre-explications concurrencent fortement le discours du « cercle de la raison », celui des élites.

Ce problème est aggravé parce que le conspirationnisme bouscule nos catégories traditionnelles. Est-il de droite ? Sont réactionnaires, en tout cas, ceux qui pensent qu’un ordre naturel ou équilibre a été perverti par une minorité, éventuellement ethnique ou religieuse, par des sociétés de pensé ou par des entités floues comme « l’esprit de 68 ». Est-il de gauche ? Se veulent révolutionnaires ou anti-systèmes, ceux qui dénoncent les dominants, leurs objectifs cachés, leurs manipulations et marionnettes, leurs mensonges, les médias et leur idéologie. Le conspirationnisme est surtout une arme qui sape deux des fondements du pouvoir politique : l’attention des citoyens (et le principe « gouverner c’est paraître » : on n’écoute plus les politiques puisqu’ils ne sont que des fantoches) et la confiance, à commencer par la confiance en l’établissement des faits bruts.

Réseaux et croyances 2.0

Quant à la technologie, sous sa forme2.0, elle permet à chacun de faire connaître son point de vue, même délirant, ou de produire des photos et documents truqués comme d’en contester d’authentiques. Surtout, elle offre des atouts aux théories alternatives : la vitesse de propagation virale, une forte résilience (difficile d’interrompre ou de censurer les réseaux), la formation de communautés qui renforcent leurs convictions à force de discuter d’après les mêmes postulats. C’est par excellence le lieu de ce qu’il est convenu d’appeler biais de confirmation : plus on recherche des preuves d’une hypothèse préalable en compagnie de gens qui la partagent et vouent toute leur ingéniosité à la démontrer, plus on en trouve. Les réseaux sociaux font aussi« bulle » cognitive, en ce sens qu’ils aident à s’isoler des sources d’information du commun des mortels.

Face au conspirationnistes, les autorités semblent peiner à trouver la riposte. Souvent, elles se placent sur le plan rhétorique ; « conspirationnisme » devient un concept attrape-tout pour disqualifier non seulement les francs paranoïaques qui croient que nous sommes dirigés par les Illuuminati, mais aussi des pensées critiques. Or Chomsky ne dit pas exactement la même chose que Dieudonné et croire aux pouvoirs de l’oligarchie n’est pareil que détraquer les soucoupes volantes. On finit par mêler allègrement conspirationnisme, désinformation, voire populisme (au sens où les mouvements protestant contre les élites sont disqualifiés comme« cherchant des boucs émissaires »), ce qui finit par confirmer leur anxiété (les élites essaient d’imposer une version officielle). Sans compter qu’à traquer les conspirationnistes, on finit souvent soi-même par attribuer de singuliers pouvoirs à la fachosphère ou aux services de Poutine. La conviction des conspirationnistes est souvent proportionnelle à l’hostilité qu’on leur manifeste, preuve pour eux que les comploteurs veulent étouffer la vérité. La machine à mécroire est ainsi amorcée. Les ripostes « techniques » contre le conspirationnisme ne sont guère plus convaincantes : l’interdiction renforce la conviction. Quant à la réfutation par le contre-discours, comme celui du compte« anti-rumeurs » de l’Elysée ou des fonctionnaires de l’Union européenne censés contrer le supposé conspirationnisme pro-russe, leurs résultats n’ont pas bouleversé le rapport de force.

En revanche, les initiatives venues de la base celles des vérificateurs spontanés et autres décrypteurs, ceux qui déconstruisent en quelque sorte au second degré les déconstructeurs voire les ridiculisent, semblent plus efficaces. Moitié parce qu’il semble aussi stimulant de démonter une théorie de la conspiration que d’en forger, moitié parce qu’il existe des outils techniques de plus en plus performants pour dater une photo, trouver une source primaire, confronter des témoignages, etc., une sorte de défense immunitaire se développe spontanément sur les réseaux sociaux. Si bien que nous assistons à une invraisemblable démocratisation de l’interprétation et de la contre-interprétation où chacun peut s’affronter pour dire le réel. Le conspirationnisme traduit un scepticisme de masses poussé jusqu’au refus de vivre dans le même monde mental que les voisins, ou que les supposés dominants. Cela témoigne d’étranges ruptures sociologiques et culturelles, peuples/élites : il y a dissensus sur les faits les plus publics, dans notre monde où nous sommes censés partager les mêmes valeurs et admettre les mêmes limites aux utopies (il n’y aurait pas d’alternatives économiques, écologiques, politiques)…
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