19.12.2024
La diplomatie œcuménique du Pape François et du Patriarche Kirill
Tribune
11 février 2016
La crise ukrainienne
La crise ukrainienne, débutée à la fin de l’année 2013, a mis en exergue la dimension confessionnelle d’un conflit qui n’oppose pas uniquement gréco-catholiques, appelés « uniates » parce qu’unis à Rome, à l’ouest du pays et orthodoxes à l’est, mais elle reflète aussi des fractures internes à l’orthodoxie qui compliquent davantage l’équation géopolitique locale.
En effet, comme le montre Antoine Arjakovsky, directeur de recherche au Collège des Bernardins (Paris), le paysage confessionnel de l’Ukraine est aussi complexe que conflictuel. Église orthodoxe ukrainienne (Patriarcat de Moscou), Patriarcat de Kiev (indépendant depuis 1991) ou Église gréco-catholique se divisent autour du projet politique du pays. La première soutient la stratégie du président russe Vladimir Poutine, consolidant l’alliance orientale portée par le Kremlin ; les deux autres sont liées au mouvement de résistance de la place Maïdan.
Plus qu’un simple défi diplomatique, pour le Kremlin et le Patriarcat de Moscou, l’Ukraine constitue un triple enjeu. D’après le Pew Research Institute, la population orthodoxe d’Ukraine représente 34 850 000 personnes, c’est-à-dire près d’un tiers du nombre total des orthodoxes en Russie. L’Ukraine possède aussi une place symbolique forte dans l’histoire du monde slave, car c’est à Kiev que l’orthodoxie est reçue des mains de Byzance en 988. Pour Jean-François Colosimo, professeur à l’Institut Saint-Serge, cet événement constitue : « un baptême confessionnel qui est en même temps une naissance culturelle ». En ce sens, les gréco-catholiques sont perçus soit comme d’anciens orthodoxes ayant prêté allégeance à Rome à la fin du 16e siècle, soit comme des catholiques déguisés en orthodoxes tenus par un agenda missionnaire et prosélyte. Dans l’un et l’autre des cas, ces représentations ne font que renforcer un bellicisme mimétique rendu d’autant plus tangible qu’il plonge ses racines dans l’affrontement théologico-politique des christianismes d’Orient et d’Occident qui remonte au moins jusqu’au schisme de 1054.
Le Saint-Siège semble comme paralysé en raison de sa neutralité revendiquée dans ce conflit. Il s’agit, pour le Pape François, de continuer à entretenir de bonnes relations avec la Russie tout en soutenant les 5,5 millions de fidèles Ukrainiens catholiques de rite byzantin rattachés à Rome. Comme à l’époque de Vatican II (1962-1965), les gréco-catholiques risquent d’être sacrifiés sur l’autel du rapprochement entre catholiques et orthodoxes. Cette inflexion romaine explique probablement l’acceptation du Patriarche Kirill de rencontrer le Pape François, alors qu’il y a encore peu de temps, la résolution de la question de l’uniatisme constituait une précondition essentielle à leur entrevue. Il s’agit ici d’un glissement qui vise sans doute à minimiser le problème ukrainien, au profit d’une montée en puissance de la Russie sur la scène proche-orientale.
Pour une realpolitik des chrétiens d’Orient
Sur le dossier syrien, les vues du Saint-Siège et de la Russie se recoupent au grand damne d’une communauté internationale qui insiste sur la marginalisation de l’action diplomatique de Moscou. On se souvient de l’opposition du Pape François et de Vladimir Poutine à une intervention militaire en Syrie envisagée sérieusement par la coalition portée par la France et les États-Unis à la fin de l’été 2013. Plus que la préservation de Bachar al-Assad au pouvoir contre l’expansion de l’islamisme dans la région, c’est à propos de la protection des chrétiens d’Orient que le Pape François et que l’Église russe se retrouvent. La question syrienne a d’ailleurs été largement évoquée lors de la dernière rencontre entre Vladimir Poutine et le Pape François en juin 2015. Elle le sera certainement au cours de l’échange du Pape François et du Patriarche Kirill.
Cette politique de la main ouverte du Vatican dans la région permet à la Russie d’activer une stratégie géopolitique d’influence en Méditerranée orientale en se servant des chrétiens d’Orient, en particulier des orthodoxes vivant en Syrie, mais aussi des canaux œcuméniques de l’Église russe et de sa proximité avec le monde chiite, pour s’opposer aux prétentions hégémoniques des États-Unis et de ces alliés dans la région. L’Église russe intervient en renfort de l’action diplomatique du Kremlin. L’alliance objective avec le Saint-Siège à propos des chrétiens d’Orient permet à ce dernier de justifier sa stratégie dans la région et de s’imposer comme un acteur central de la scène internationale. D’ailleurs, est-il légitime de se demander jusque dans quelle mesure l’opposition farouche à la Russie des pays occidentaux n’explique pas l’indifférence de ces derniers, précipitant les chrétiens d’Orient et les autres minorités religieuses de la région vers une macabre disparition.
Un front moral contre la sécularisation
La rencontre du Pape de Rome et du Patriarche de Moscou intervient aussi à un instant crucial de l’exclusion du religieux à l’intérieur des sociétés occidentales. Car la sortie du religieux, à laquelle Moscou s’oppose tant en raison des persécutions dont elle a été le synonyme en URSS que pour des raisons identitaires, a longtemps été l’argument majeur de sa résistance à l’Occident. La valorisation d’une « civilisation orthodoxe » par les autorités religieuses a généré dans son sillage son double démoniaque : la civilisation occidentale antireligieuse, mais aussi l’Église catholique comme le négatif de sa propre tradition spirituelle. A propos de cette dernière, il reste intéressant de noter que les travaux sur l’histoire des idées religieuses en Russie ont montré paradoxalement l’extrême dépendance de sa théologie par rapport aux sources occidentales. Le 17e siècle russe est marqué par une adoption de la scolastique latine jusqu’à en pénétrer les principaux manuels de théologie.
En revanche, la sécularisation de l’Occident a eu pour effet de marginaliser l’Église catholique elle-même, notamment sur les questions éthiques et morales, en particulier autour de la famille. En d’autres termes, une mutation des alliances confessionnelles est en cours en réaction au libéralisme culturel. L’Église catholique, devenue l’ennemi de la sécularisation, devient alors l’allié de l’Église russe. En plein débat sur le mariage pour tous en France, la visite d’un groupe de catholiques français en Russie, en avril 2014, est parfaitement symptomatique d’une reconfiguration des alliances entre Rome et Moscou. D’ailleurs, la présence du Métropolite Hilarion de Volokolamsk (président du département des relations extérieures du Patriarcat de Moscou) lors des récents travaux du Synode de l’Église catholique sur la Famille, confirme bien cette tendance.
Un voyage du Pape en Russie ?
Est-ce à dire que le Pape se rendra prochainement en Russie ? Personnellement, je ne le crois pas. D’ailleurs, l’invitation devra être lancée par le Patriarche de Moscou lui-même. En 1989, Mikhaïl Gorbatchev avait déjà dû essuyer un refus de la part de Jean-Paul II à se rendre en visite officielle en Russie. Il faut bien comprendre aussi que les relations avec l’Église catholique font avant tout partie de l’agenda diplomatique de l’Église russe. Car à bien y regarder, la situation ultra-minoritaire des catholiques en Russie, moins de 1% de la population russe, est particulièrement précaire. Elle participe non seulement des représentations antagonistes, fruit de la longue histoire d’affrontement et d’influence qui unit catholiques et orthodoxes, mais elle agit aussi sur la place, le traitement et l’intégration de l’Église catholique dans le paysage religieux russe. D’ailleurs, d’aucuns pourraient s’interroger sur les contradictions œcuméniques de l’Église russe. Sa fermeture au dialogue avec l’Église catholique à l’intérieur de la zone d’influence canonique du Patriarcat de Moscou est inversement proportionnelle à son ouverture et à son désir de coopération hors de ses frontières, notamment dans le contexte de la diaspora.
Cette séquence œcuménique sert à la fois de démonstration de force pour Moscou. Le Pape vient à la rencontre du Patriarche. Et pas l’inverse. Ce signe fort est envoyé aux autres Églises orthodoxes, à quelques mois de la convocation du Concile Panorthodoxe, réaffirmant le leadership incontestable de l’Église orthodoxe russe dont la puissance découle du nombre important de ses croyants et de ses liens quasi symbiotiques avec le Kremlin. Le rendez-vous de Cuba n’en reste pas moins un événement historique.