ANALYSES

« Le véritable vainqueur de la crise saoudo-iranienne est Daech »

Presse
7 janvier 2016
Pensez-vous que l’Arabie saoudite n’a pas évalué à leur juste mesure les répercussions de la décision d’exécution du chef religieux Nimr Baqer al Nimr et qu’elle serait ainsi une erreur stratégique de sa part ?
On peut penser qu’il s’agit d’un risque calculé de la part des Saoudiens, même si leur calcul risque de s’avérer inexact. Le régime saoudien a choisi, par rapport aux menaces auxquelles il estime devoir faire face, de répondre avant tout par une politique de force. Mais comme très souvent les réponses dites sécuritaires ne permettent pas d’apporter davantage de sécurité.
Riyadh a voulu envoyer un message de force à la fois aux djihadistes, qui commettent des attentats dans le royaume, et à la minorité chiite, même si celle-ci exprime de façon pacifique ses revendications et ne remet pas en cause le régime. Au-delà — et surtout — c’est un message adressé à l’Iran dont les Saoudiens craignent la montée en puissance, surtout après la signature de l’accord nucléaire du 14 juillet 2015.
Il n’est pas certain que ces exécutions tempèrent les ardeurs des djihadistes, de la minorité chiite et rendent l’Iran plus conciliant à l’égard de l’Arabie saoudite. Malheureusement, la crise ouverte a plutôt renforcé le clan des faucons en Iran au détriment des modérés.

La recherche d’une solution politique aux conflits syrien et yéménite va-t-elle pâtir de la tension entre ces deux acteurs majeurs de la région ?
Il est évident que la recherche d’une solution politique au conflit syrien et yéménite va pâtir de cette tension. Au Yémen, chacun va vouloir nuire à l’autre par alliés interposés et probablement renforcer son aide militaire à son allié local.
Pour la Syrie, les espoirs nés de la résolution de décembre et de la conférence de Vienne s’envolent. La vaste coalition internationale contre Daech semble s’éparpiller après que la Turquie eut abattu un avion russe (jamais au cours de la guerre froide un avion soviétique n’avait été abattu par l’armée d’un pays de l’OTAN) et la crise ouverte entre Riyadh et Téhéran. Le véritable vainqueur de cette crise est d’ailleurs Daech qui voit s’éloigner le risque de la mise en place d’une véritable coalition ayant pour priorité le combat contre lui.

La décision de certains pays de rompre leurs relations diplomatiques en soutien à Riyadh n’est-elle pas, selon vous, un fait aggravant de cette crise ?
Les pays qui ont rompu leurs relations, comme le Soudan et Bahreïn, le font pour montrer leur solidarité avec l’Arabie saoudite. Dans le cas de Bahreïn, il ne faut pas oublier que 70% de la population est chiite et qu’en 2011 l’Arabie saoudite avait envoyé des troupes mater une révolte qui avait lieu dans la vague du « Printemps arabe ». Il faut également remarquer que les Émirats arabes unis n’ont pas rompu leurs relations mais les ont seulement diminuées. Une grande partie du commerce de l’Iran passe par Dubai et les Émirats en tirent un grand profit. Ils n’ont aucun intérêt au développement de la crise.

Ce n’est pas la première fois que le torchon brûle entre les deux pays. Sommes-nous de votre avis dans le même contexte géostratégique ?
Les relations entre les deux pays sont toujours compliquées parce qu’il s’agit, surtout depuis la destruction de l’Irak, des deux pays les plus importants de la région que de nombreux facteurs opposent : le clivage sunnites/chiites existe mais n’est pas le seul et il n’est pas la principale explication. Il y a avant tout une rivalité géopolitique traditionnelle entre deux pays majeurs, l’un arabe l’autre perse ; un royaume conservateur et un autre qui se veut une république révolutionnaire ; un qui était jusqu’ici l’un le meilleur allié des États-Unis et un autre le pire ennemi.
La clé réside sans doute dans la crainte de l’Arabie saoudite d’être lâchée par les Américains après la signature de l’accord sur le nucléaire iranien. Il ne faut pas oublier que dans les années 1970, Nixon et les États-Unis, avaient désigné l’Iran comme le gendarme régional de la région. Si le clivage sunnites/chiites n’est pas le facteur de crise le plus important, il y a une sorte de prophétie auto-réalisatrice et ce clivage devient de plus en plus un facteur stratégique.

Pensez-vous enfin que les appels à la désescalade lancés par des pays alliés, tant de Ryadh que de Téhéran, seront écoutés ?
On peut surtout espérer qu’il n’y aura pas d’escalade. Aucun des deux pays n’a intérêt à un affrontement militaire direct qui risquerait d’être mortel et extrêmement handicapant pour chacun d’entre eux. Le tout est de trouver une issue qui permet à chacun de sortir la tête haute de ce bras de fer et de trouver un pays qui puisse servir d’intermédiaire. Il n’est pas certain que les États-Unis puissent le faire, l’Iran n’ayant certainement pas envie de leur faire si rapidement le cadeau d’apparaître comme le parrain d’un accord dans la région. Oman, la Turquie ou la Russie pourrait jouer ce rôle.
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