Une Russie forte mais isolée
En cette fin d’année 2015, la situation de la Russie sur le plan stratégique n’est pas aussi bonne que le prétendent ses dirigeants, mais est loin d’être aussi mauvaise que le proclament ses adversaires.
En intervenant militairement en Syrie, la Russie s’est remise au centre du jeu stratégique au Proche-Orient. Poutine affiche une image de détermination qui s’oppose à la supposée procrastination d’Obama. Il a réussi à montrer que, dans la région, rien ne pouvait se faire sans la Russie et encore moins contre elle, qu’elle devait faire partie de la solution, sinon le problème resterait entier. Mais les Russes ne sont pas liés structurellement à Bachar Al-Assad, contrairement aux Iraniens. Ils veulent simplement que leurs intérêts soient préservés, éviter que la Syrie devienne un nouvel Irak ou une nouvelle Libye et mettre un coup d’arrêt aux théories du « changement de régime », menées par les Occidentaux.
Pour la Russie, l’Ukraine est bien plus importante que la Syrie. Les Russes ont gagné la Crimée mais ont perdu l’Ukraine, qui est devenue le pays le plus hostile à la Russie pour au moins une génération. La politique ukrainienne s’oriente désormais sur une base antirusse. Moscou se console en voyant l’écroulement du pays, dont le PIB s’est contracté de 12 et de 8 % ces deux dernières années. Et les Russes aiment faire une comparaison entre le patriotisme de leur leadership et le fait que la classe politique ukrainienne est avant tout constituée d’oligarques. Si les Ukrainiens souffrent des déstabilisations russes, ils sont encore plus victimes de l’incurie de leurs propres dirigeants. Les Russes disent vouloir mettre en place les accords de Minsk II, reconnaissent une influence sur les séparatistes mais pas un contrôle total. Selon eux, Kiev fait plus pour les séparatistes à l’Est de l’Ukraine que Moscou en arrêtant de payer les pensions et en coupant les approvisionnements.
La politique de rapprochement avec les Occidentaux a échoué et a pris fin pour Moscou. Cela vient, selon eux, de l’incapacité des États-Unis à reconnaître la Russie comme un partenaire et du fait de la considérer toujours comme le vaincu de la guerre froide. L’élite russe peut être sensible au discours sur les droits de l’homme et la démocratie mais il ne peut pas accepter un leadership américain. Néanmoins, Washington demeure la préoccupation majeure pour Moscou, et, fut-elle négative, la relation russo-américaine est vue comme la relation bilatérale la plus importante. La Russie a également échoué à recréer un nouvel espace russe sur les décombres de l’espace soviétique. La Russie n’est pas au centre d’une nouvelle alliance ; elle est relativement isolée.
La Russie voudrait que soit reconnu un monde polycentrique où elle joue un rôle important. La Chine est un recours, dans la mesure où il est possible de commercer avec elle en échappant aux sanctions, mais les Russes ont conscience que les Chinois ne la placent pas non plus sur un pied d’égalité.
Moscou entretient de bonnes relations avec Israël, étant admirative de sa liberté de manœuvre dans la région. De son côté, Israël ne reproche pas à la Russie ses liens avec l’Iran ou avec le Hezbollah. L’Afrique et l’Amérique latine sont des préoccupations lointaines pour Moscou, les Russes ayant peu de choses à proposer et peu de choses à demander aux pays de ces deux continents.
Les Russes déplorent surtout la distance prise entre la Russie et l’Europe occidentale et notamment que les Européens se soient alignés sur les Américains, concernant les sanctions. Celles-ci leur paraissent être un régime d’un autre temps, bien qu’ils en souffrent moins que de la chute des cours du pétrole. La politique étrangère de Poutine contribue autant à sa popularité en Russie qu’à son impopularité dans le monde occidental.
Les pays européens – dont la France – souffrent également des sanctions qu’elles ont choisies de suivre. Ce système peut-il fonctionner et permettre de dégager une solution ? Les dirigeants ukrainiens n’ont-ils pas une large part de responsabilité ? Sur quelle conception des relations internationales ce système de sanctions repose-t-il ? Pourquoi n’a-t-on pas pris de sanctions à l’encontre des États-Unis après la guerre d’Irak, aux conséquences bien plus tragiques que l’annexion de la Crimée ?
La France a su maintenir une relation avec la Russie, ce qui a permis de parvenir aux accords de Minsk. Il faut aller plus loin, en prenant la tête d’un mouvement conduisant à la fin des sanctions, qui la pénalise également. Nous ne ramènerons pas ainsi Moscou dans le « droit chemin ». Nous risquons à terme de perdre durablement des positions solidement acquises. Nous n’avons rien à perdre à nous opposer plus frontalement sur ce point avec les Américains. Au contraire, ils se préoccuperont plus de nous, ni nous assumions publiquement, plus ouvertement, notre différence d’approche conforme à notre ADN stratégique et à nos intérêts.